— À quoi tu joues ? me fit Morelli. Ça veut dire quoi ce signe de croix ?
— On est dimanche et je ne vais pas à la messe une fois de plus.
Morelli posa une main sur ma tête. Un geste ferme et rassurant. Une chaleur se répandit sous mon crâne.
— Dieu t’en voudra pas, me dit-il.
Il fit glisser sa main jusqu’à ma nuque, attira ma tête vers lui et m’embrassa sur le front. Il m’étreignit et partit à grandes enjambées à travers le parking où il disparut dans la nuit.
Je me carrai dans la Buick, me sentant toute chose et me demandant si mon trouble avait à voir avec Morelli. Mais un bisou sur le front, qu’est-ce que cela voulait dire ? Rien, assurément. Sinon que, de temps en temps, Morelli pouvait être un type bien. Alors, pourquoi est-ce que je souriais comme une idiote ? Parce que j’étais en manque. Ma vie amoureuse était inexistante. Je partageais mon appartement avec un hamster. Bon, ça aurait pu être pire. Je pourrais être toujours mariée à Dickie Orr, l’étalon de ces dames.
Le trajet jusqu’à Century Court se passa sans encombre. Le ciel commençait à s’éclaircir. Traînées de nuages sombres sur bandes de ciel bleu. Dans l’immeuble de Spiro, seul son appartement était éclairé. Je me garai et levai les yeux vers mon rétroviseur pour regarder si je voyais les phares de Morelli. Non. Je me tournai sur mon siège, balayai le parking du regard. Pas d’Explorer.
Aucune importance. Morelli était là, quelque part, pas loin. Enfin, je l’espérais.
Je ne me faisais aucune illusion sur le rôle que me faisait jouer Morelli : celui de l’appât. Je me plaçai bien en évidence sur le devant de la scène dans ma Grande Bleue et ainsi Kenny ne se soucierait pas trop de savoir s’il y avait un autre danger.
Je me servis un café, me préparant mentalement à une longue attente. Une lumière s’alluma dans l’appartement mitoyen à celui de Spiro. Une autre un peu plus bas. Le ciel charbonneux vira au bleu azur. Le jour aussi se levait.
Les jalousies de chez Spiro étaient toujours baissées. Aucun signe de vie dans son appartement. Je commençais à me poser des questions quand la porte de chez lui s’ouvrit et qu’il apparut sur le seuil. Après avoir vérifié qu’il avait bien fermé sa porte à clef, il gagna sa voiture à petits pas pressés. Il conduisait une Lincoln bleu marine – avec vitre de séparation coulissante entre sièges avant et banquette arrière. La voiture de prédilection de tous les jeunes croque-morts. Une location-vente passant dans les frais généraux, sans doute.
Il arborait une tenue plus décontractée que de coutume. Jean noir délavé et baskets. Épais pull-over vert foncé. Un bandage blanc jaillissait d’une des manches.
Il sortit du parking et s’engagea dans Klockner Street.
Je m’étais attendue à ce qu’il fasse cas de ma présence d’une façon ou d’une autre, mais il passa devant moi sans daigner m’accorder un regard. Il devait surtout se soucier de ne pas salir son pantalon du dimanche.
Je le suivis à une vitesse de croisière. Le trafic était fluide et, de plus, je savais où Spiro se rendait. Je me garai non loin de chez Stiva, à une place d’où j’avais vue sur l’entrée principale, l’entrée latérale ainsi que sur le petit parking et l’allée qui menait à la porte de derrière.
Spiro se gara devant et entra par la porte latérale qui demeura ouverte le temps qu’il compose le code pour débrancher l’alarme. Elle se referma, puis la lumière s’alluma dans son bureau.
Dix minutes plus tard, Louie Moon arrivait.
Je me servis un autre café et mangeai la moitié d’un sandwich. Personne d’autre n’entra ni ne sortit de chez Stiva. À neuf heures et demie, Louie Moon partit au volant du fourgon funéraire. Il revint une heure plus tard, et fit rouler un mort par la porte de derrière. Voilà donc pourquoi Spiro et lui étaient venus travailler un dimanche matin.
À onze heures, je mis mon téléphone cellulaire à contribution pour appeler ma mère et m’assurer que mamie Mazur allait bien.
— Elle est sortie, me dit ma mère. Je m’absente dix minutes et ton père ne trouve rien de mieux à faire que de laisser ta grand-mère sortir avec Betty Greenburg.
À quatre-vingt-neuf ans, Betty Greenburg était un cauchemar ambulant.
— Depuis son attaque en août dernier, Betty perd la boule, poursuivit ma mère. La semaine dernière, elle a pris sa voiture pour aller au supermarché et on l’a retrouvée à Asbury Park. Elle a dit qu’elle avait raté l’embranchement.
— Elles sont parties depuis combien de temps ?
— Bientôt deux heures ! Elles ont dit à ton père qu’elles allaient à la boulangerie. Tu crois que je devrais appeler la police ?
J’entendis, en fond sonore, le claquement d’une porte et des cris.
— C’est elle ! s’écria ma mère. Et elle a une main bandée !
— Passe-la-moi.
Mamie Mazur vint à l’appareil.
— Tu ne le croiras jamais, dit-elle d’une voix tremblante de colère et d’indignation. Il nous est arrivé une chose affreuse. Betty et moi sortions de la boulangerie avec une boîte de biscuits italiens quand tout à coup Kenny Mancuso en personne a surgi de derrière une voiture, crâneur comme pas deux, et a foncé droit sur moi. Alors, il me fait : « Mais regardez donc qui va là, c’est mamie Mazur ! » « Oh, moi aussi je vous connais, que je lui ai dit, vous êtes ce bon à rien de Kenny Mancuso. » « Bien vu, la vieille, qu’il me dit. Et tu sais quoi ? Je suis venu hanter tes cauchemars. »
Elle s’interrompit. Je l’entendis qui reprenait sa respiration.
— Maman m’a dit que tu avais la main bandée ? lui demandai-je.
J’essayais de ne pas la brusquer, mais j’étais pressée de savoir ce qui s’était passé.
— C’est Kenny qui m’a frappée. Avec un pic à glace. Il me l’a planté dans la main, me dit-elle d’une voix où perçait la douleur qu’elle avait ressentie.
Je reculai mon siège au maximum et laissai tomber ma tête entre mes genoux.
— Allô ? fit ma grand-mère. Tu es toujours là ?
Je tâchai de me ressaisir.
— Et maintenant, tu vas bien ? lui demandai-je.
— Oui, oui, ça va. Ils m’ont rafistolée à l’hôpital. Ils m’ont donné du Tylenol, tu sais, c’est à base de codéine. Avec ça, un poids lourd pourrait te rouler dessus que tu ne sentirais rien. Et puis compte tenu du fait que j’étais choquée, ils m’ont donné un décontractant. Les médecins m’ont dit que j’avais eu de la chance que le pic n’ait rien touché d’important. Il est passé entre les os. Du travail bien fait, si l’on peut dire.
— Et Kenny ? Qu’est-ce qu’il est devenu ?
— Il a détalé comme le chien galeux qu’il est. En disant qu’il reviendrait. Que ce n’était qu’un début.
Sa voix se brisa.
— Non mais tu te rends compte ? gémit-elle.
— Le mieux serait que tu ne sortes plus pendant un moment.
— C’était bien mon intention. Je suis très fatiguée. Je vais me faire un thé bien chaud.
Ma mère reprit l’appareil.
— Où va le monde ? dit-elle. Une vieille dame se fait agresser en plein jour en sortant de chez son boulanger à deux pas de chez elle !
— Je vais laisser mon téléphone cellulaire branché. Ne laisse pas sortir mamie et appelle-moi s’il se passe quelque chose.
— Tu trouves que ce n’est pas suffisant ?
Je raccrochai et branchai mon téléphone cellulaire. Mon cœur battait à tout rompre et mes paumes étaient moites de sueur. Je m’efforçai de raisonner calmement mais j’avais les idées brouillées par l’émotion. Je descendis de la Buick et cherchai la voiture de Morelli des yeux. J’agitai les bras au-dessus de ma tête en un signal de détresse.
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