— Je vois que tu as eu mon message, lui dis-je, en arrivant à la camionnette, accentuant mon sourire cent mille volts.
— Non seulement tu me voles ma camionnette, mais en plus, tu la gares en stationnement interdit.
— Mais tu te gares toujours en stationnement interdit !
— Seulement quand je suis en service et que je n’ai pas le choix… ou quand il pleut.
— Je ne vois pas pourquoi tu es énervé. Tu voulais que je parle à Spiro. C’est ce que j’ai fait.
— Primo, j’ai dû arrêter une voiture de police pour me faire déposer ici, et deuzio, je n’aime pas que tu partes en solo. Je ne veux pas te perdre de vue avant qu’on ait alpagué Mancuso.
— Je suis très touchée de voir que ma sécurité te préoccupe tant.
— Ta sécurité n’a rien à voir là-dedans, baby. Tu as l’art de tomber sur les gens que tu recherches mais tu es infoutue de les arrêter. Je ne tiens pas à ce que tu gâches une nouvelle rencontre avec Kenny. Je veux être là quand tu croiseras de nouveau sa route.
Je m’assis dans la camionnette en poussant un soupir. Quand on a raison, on a raison. Et Morelli avait raison. Je n’étais pas vraiment rapide comme chasseuse de primes. On garda le silence pendant tout le trajet jusque chez moi. Je connaissais ces rues comme ma poche. La plupart du temps, je faisais la route les yeux fermés et me rendais compte tout d’un coup que j’étais arrivée dans mon parking, en me demandant par où j’étais passée. Ce soir, mon attention était en éveil. Si Kenny était dans les parages, je ne voulais pas le manquer. Spiro l’avait comparé à de la fumée et avait dit qu’il vivait dans l’ombre. C’était une vision romanesque. Kenny était l’inadapté moyen qui zonait un peu partout en se racontant qu’il était le petit cousin de Dieu.
Le vent s’était levé, et les nuages filaient au-dessus de nos têtes, nous masquant le croissant argenté de la lune à intervalles réguliers. Morelli se gara à côté de ma Buick et coupa le moteur. Il tendit le bras vers moi et tripota le col de mon blouson.
— Tu as des projets pour ce soir ?
Je le mis au courant de mon nouvel emploi de garde du corps.
Morelli me dévisagea.
— Pourquoi tu fais ça ? me dit-il. Comment t’es-tu laissé entraîner là-dedans ? Si tu savais ce que tu faisais, tu serais morte de trouille.
— Disons que je vis une vie de rêve.
Je jetai un coup d’œil à ma montre. Sept heures et demie et Morelli était toujours en train de travailler.
— Tu fais des heures sup’ ? lui demandai-je. Je croyais que les flics faisaient les trois-huit.
— On a des horaires flexibles à la Brigade des mœurs.
— Tu n’as pas de vie privée ?
Il haussa les épaules.
— J’aime mon boulot, dit-il. Quand j’ai besoin de faire un break, je pars en week-end à la plage ou je vais passer huit jours dans les îles.
Intéressant. Je n’avais jamais imaginé Morelli en amateur d’îles.
— Qu’est-ce que tu fais quand tu vas aux îles ? Qu’est-ce qui t’attire là-bas ?
— J’aime bien plonger.
— Et la plage ? À quoi tu passes le temps sur les plages de Jersey ?
Morelli sourit.
— Je me planque sous la promenade en planches et je me branle. Les vieilles habitudes ont la peau dure.
Autant j’avais du mal à imaginer Morelli plongeant du haut d’une falaise de la Martinique, autant la vision de lui se masturbant sous la promenade était claire comme de l’eau de roche. Je l’imaginais, gamin de onze ans tout excité traînant devant les bars de la plage, écoutant les orchestres, reluquant les femmes en débardeurs et shorts moulants. Et plus tard, se faufilant sous la promenade en planches avec son cousin Mooch, et tous deux se paluchant avant d’aller retrouver tonton Manny et tatie Florence et de rentrer au bungalow à Seaside Heights. Deux ans plus tard, il aurait substitué sa cousine Sue Ann Beale à son cousin Mooch, mais la routine de base resterait identique.
Je poussai la portière de la camionnette et sautai par terre d’un bond mal assuré. Le vent qui sifflait autour de l’antenne de Morelli fouetta ma jupe. Mes cheveux volèrent à travers mon visage en une explosion de boucles folles.
Une fois dans l’ascenseur, je tentai de les mater sous le regard impassible de Morelli, intrigué par les efforts que je faisais pour coincer cette belle pagaille dans un élastique que j’avais déniché dans la poche de ma veste. La porte de l’ascenseur s’ouvrit. Morelli sortit dans le couloir et attendit que j’aie trouvé ma clef.
— Spiro a très peur ? me demanda-t-il.
— Suffisamment peur pour me demander de le protéger.
— Ce n’est peut-être qu’un stratagème pour t’attirer chez lui.
Je me glissai dans l’entrée de mon appartement, appuyai sur l’interrupteur et ôtai ma veste.
— Un stratagème qui lui revient cher, fis-je remarquer.
Morelli alla tout droit à la télévision, l’alluma et zappa sur ESPN. Les maillots bleus des Rangers apparurent sur l’écran. Les Caps jouaient à domicile en blanc. J’assistai à une remise en jeu avant de filer à la cuisine pour voir si j’avais des messages sur mon répondeur.
J’en avais deux. Le premier était de ma mère qui me disait qu’elle avait entendu que la First National recherchait des caissières et de ne pas oublier de bien me laver les mains si j’avais touché Mr. Loosey. Le deuxième était de Connie. Vinnie, rentré de la Caroline du Nord, voulait que je passe à l’agence demain. Compte là-dessus. Vinnie se faisait du mouron pour la caution de Mancuso. Si je passais le voir, il me retirerait l’affaire pour la confier à un agent plus expérimenté que moi.
J’appuyai sur le bouton « off », pris un paquet de chips dans le placard et deux bières dans le frigo. Je me laissai tomber sur le canapé à côté de Morelli et posai les chips entre nous. On se serait cru un samedi soir chez un vieux couple.
À la moitié de la première mi-temps, le téléphone sonna.
— Alors, ça boume ? me dit mon correspondant. Morelli te prend par-derrière ? Il paraît qu’il aime ça. T’en es une sacrée, toi. Te faire à la fois Spiro et petit Joe.
— Kenny ?
— J’appelais juste pour savoir si ma pochette-surprise t’avait fait plaisir ?
— C’était super. Et quel était le but de la manœuvre ?
— Me marrer. Je te regardais pendant que tu ouvrais l’enveloppe. Bonne idée d’avoir fait participer la vioque. J’aime bien les vioques. On pourrait même dire que c’est ma spécialité. Faudra que tu demandes à Joe de te raconter ce que je leur fais aux petites vieilles. Non, attends, j’ai une meilleure idée : et si je te le montrais moi-même ?
— Tu es complètement malade, Kenny. Tu devrais te faire soigner.
— C’est ta mamie que je vais soigner. Et toi aussi peut-être. Je voudrais pas que t’aies l’impression que je te néglige. Au début, j’étais furax que tu fasses foirer mes petites affaires. Maintenant, je vois les choses sous un autre angle. Maintenant, je pense que je vais bien m’amuser avec toi et mamie Tourne-pas-Rond. C’est toujours mieux quand quelqu’un regarde en attendant son tour.
— Tu en profiterais pour me raconter comment Spiro s’y est pris pour arnaquer ses potes.
— Comment tu sais que ce n’est pas Moogey qui nous a arnaqués ?
— Il n’en savait pas assez long pour ça.
Cliquetis sur la ligne. Kenny avait raccroché.
Morelli, qui m’avait rejoint à la cuisine, se tenait debout à côté de moi, canette de bière en main, l’air dégagé mais le regard dur.
— C’était ton cousin, lui dis-je. Il voulait savoir comment j’avais réagi à son paquet-cadeau et me dire qu’il avait le projet de « s’amuser » avec ma grand-mère et moi.
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