— Qu’en avez-vous fait ?
— Morelli l’a porté à la police. Il était présent quand j’ai ouvert le paquet.
— Meeeeerde !
D’un coup de pied, il envoya valdinguer la corbeille à papier à travers la pièce.
— Merde, merde, merde, merde, et merde !
— Je ne comprends pas ce qui vous ennuie tant que ça là-dedans, dis-je d’une voix suave. C’est surtout un problème pour ce fou de Kenny. Vous n’avez rien à vous reprocher, après tout.
Ménage cet abruti, pensai-je. Vois un peu jusqu’où il va pousser le bouchon.
La colère de Spiro retomba comme un soufflé. Il me regarda, et en imagination, je visualisai un mini-engrenage se mettre en branle dans sa tête.
— Effectivement, dit-il. Je n’ai rien fait de mal. C’est moi la victime, en fait. Morelli sait-il que c’est Kenny qui a envoyé ce paquet ? Il y avait un mot à l’intérieur ? Le nom de l’expéditeur ?
— Non, rien de tout ça. Et il est difficile de dire ce que sait Morelli.
— Vous ne lui avez pas dit que ça venait de Kenny ?
— Je n’en ai pas la preuve, mais la chose a été embaumée, alors il est évident que la police va enquêter dans les milieux funéraires. Je suppose qu’elle voudra savoir pourquoi vous n’aviez pas signalé ce… hum, vol.
— Je ferais peut-être mieux de cracher le morceau. De leur dire que Kenny est complètement fou. De les mettre au courant pour le doigt et pour mon appartement.
— Et Constantin, vous le lui avez dit ? Il est toujours à l’hôpital ?
— Il sort aujourd’hui. Il a huit jours de convalescence puis il reprendra le travail, mais à mi-temps.
— Il ne va pas être ravi d’apprendre que ses clients se font découper en morceaux.
— À qui le dites-vous. Il n’arrête pas de me bassiner avec ses formules du genre « la dépouille est sacrée » et autres conneries. De vous à moi, quelle importance que ce pauvre Loosey n’ait plus sa queue, il ne risque plus d’en avoir besoin là où il est.
Spiro se laissa tomber sur le fauteuil de bureau capitonné et s’y avachit. Sa civilité de façade déserta ses traits, sa peau fine se tendit un maximum sur ses pommettes saillantes et ses lèvres se pincèrent au-dessus de ses dents pointues. Il se métamorphosait en Homme Rat. Sournois, grossier, mal intentionné. Impossible de dire s’il était né rongeur ou bien si des années de railleries subies dans des cours de récréation avaient assorti son âme à son visage.
— Vous connaissez ce vieux Tintin, dit Spiro, se penchant en avant. À soixante-deux balais, n’importe qui prendrait sa retraite, mais pas Constantin Stiva. Je serai mort de ma belle mort qu’il sera encore en train de lécher les culs ! C’est un animal à sang froid. Il respire le formol comme si c’était l’élixir de vie. Il tient le coup rien que pour me faire chier ! S’il avait pu avoir un cancer au moins. Mais non, juste une sciatique. Quel intérêt ? Personne ne meurt d’une sciatique.
— Je croyais que vous vous entendiez bien ?
— Il me rend dingue avec son règlement à la con et son attitude de béni-oui-oui. Vous devriez le voir dans la salle d’embaumement. Tout y est. On se croirait dans un lieu de culte là-dedans. Constantin Stiva et son putain d’autel des morts. Vous savez ce que j’en pense des morts ? Qu’ils puent.
— Pourquoi travaillez-vous ici en ce cas ?
— Pour le fric, cocotte. J’aime le fric.
Je dus faire un suprême effort sur moi-même pour ne pas me rétracter de dégoût. J’avais l’impression que la bouillie infâme que Spiro avait dans la tête lui sortait par tous les orifices, dégoulinant sur son cou de poulet et son plastron immaculé. Tête de nœud n’était pas la plus belle pour aller danser.
— Vous avez eu des nouvelles de Kenny depuis qu’il a visité votre appartement ?
— Non.
Spiro se renfrogna.
— Dire qu’on était potes, Kenny, Moogey et moi. Inséparables. On a fait les quatre cents coups ensemble. Et puis Kenny s’est engagé dans l’armée, et il a changé. Il s’est cru plus malin que nous. Il avait des idées géniales tout d’un coup.
— Quelles idées ?
— Je ne peux pas vous dire, mais il voyait grand. Ce n’est pas que je ne pourrais pas en avoir des comme ça, mais j’ai d’autres trucs sur le feu.
— Et il vous fait participer à ses idées de génie ? Elles vous rapportent ?
— Ça lui arrivait de me mettre sur le coup. Avec lui, on ne pouvait jamais savoir. C’était un rusé. Et un cachottier. Et on ne s’en rendait pas compte. Il était comme ça avec les femmes aussi. Elles le prenaient pour un type bien.
Spiro retroussa sa lèvre supérieure. Sa façon à lui de sourire.
— Il nous faisait marrer en nous racontant comment il jouait le rôle du « petit ami fidèle jusqu’à la mort » tout en baisant toutes celles qui passaient à sa portée. Ce qu’il pouvait les faire marcher ! Et plus il les cognait, plus elles en redemandaient. On ne pouvait qu’admirer un type pareil. Il avait un truc. Je l’ai vu brûler des femmes à la cigarette ou leur planter des aiguilles dans la peau, et elles continuaient à venir lui manger dans la main.
Je crus que j’allais vomir mon cheeseburger. Je ne savais pas ce qui me dégoûtait le plus des séances d’acupuncture de Kenny ou de l’admiration que Spiro lui vouait.
— Il faut que je parte, dis-je. J’ai des choses à faire.
Entre autres, me désinfecter les idées après cette conversation.
— Attendez une minute, fit Spiro. Je voulais vous parler du problème de ma sécurité. C’est votre spécialité, la sécurité, c’est bien ça ?
Je ne me sentais spécialiste de rien.
— C’est bien ça.
— Alors que dois-je faire vis-à-vis de Kenny ? Je songeais de nouveau à engager un garde du corps. Juste pour la nuit. Quelqu’un qui passerait me prendre ici à la fermeture et m’escorterait jusque chez moi pour être sûr qu’il n’y a pas de problème. J’ai de la chance que Kenny ne se soit pas posté chez moi pour m’attendre l’autre jour.
— Vous avez peur de lui ?
— Il est comme la fumée : impossible à saisir. Il est toujours tapi dans l’ombre à vous tenir à l’œil. À faire des plans.
Nos regards se croisèrent.
— Vous ne le connaissez pas, me dit Spiro. À certains moments, c’est le gars le plus sympa qui soit ; à d’autres, il peut imaginer des choses diaboliques. Croyez-moi, je l’ai vu à l’œuvre. Il vaut mieux que ce ne soit pas contre vous qu’il les imagine.
— Je vous ai déjà dit que… garder votre corps ne m’intéressait pas.
Il sortit une liasse de billets de vingt dollars du tiroir central de son bureau et les compta.
— Cent dollars la nuit, dit-il. Tout ce que vous aurez à faire, c’est de me ramener chez moi sain et sauf. Après, j’assume.
Soudain, je vis l’intérêt de garder Spiro. Je serais sur place si jamais Kenny se pointait chez lui. Je serais en mesure de lui soutirer des renseignements. Et je pourrais ouvertement inspecter son appartement chaque soir. Bon d’accord, par-dessus le marché, je cédai à l’appât du gain. Mais ça aurait pu être pire. J’aurais pu dire oui pour cinquante dollars.
— Je commence quand ?
— Ce soir. Je ferme à dix heures. Soyez ici cinq à dix minutes avant.
— Pourquoi moi ? Pourquoi ne vous trouvez-vous pas un mec baraqué ?
Spiro remit l’argent dans le tiroir.
— Je ne veux pas avoir l’air d’une tante. Avec vous, les gens croiront que vous me draguez. C’est mieux pour mon image de marque. Sauf si vous continuez à vous habiller comme ça. Je pourrais me raviser.
Super.
Je quittai son bureau et aperçus Morelli nonchalamment adossé contre un mur près de la porte d’entrée, les mains fourrées dans les poches de son pantalon, l’air furax. Il me repéra, mais ne changea pas d’expression pour autant. Je lui bidonnai un sourire, traversai le hall à toute vitesse, et franchis la porte avant que Spiro ait une chance de nous voir ensemble.
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