Un grillage aux maillons épais entourait les locaux des entrepôts et deux allées, indiquées ENTRÉE et SORTIE, menaient à un essaim de hangars de la taille de garages. Une petite pancarte accrochée à la clôture indiquait les heures d’ouverture : de 7 à 10 heures sept jours sur sept. Les grilles de l’entrée et de la sortie étaient ouvertes et un écriteau signalant « OUVERT » était accroché à la porte vitrée du bureau. Tous les bâtiments étaient peints en blanc, sauf les encadrements des portes et des fenêtres qui étaient d’un bleu vif. Un air dépouillé et efficace en diable. L’endroit idéal pour planquer quelques cercueils volés.
Je franchis l’entrée et roulai au pas, lisant les numéros jusqu’à ce que j’arrive au 16. Je me garai sur l’aire de stationnement face au hangar, insérai la clef dans la serrure, et appuyai sur le bouton qui commandait la porte hydraulique. Celle-ci bascula le long du plafond et, pas de doute, le hangar était vide. Pas un cercueil, pas un indice à l’horizon.
Je restai immobile un moment, imaginant ces caisses en sapin entassées jusqu’au plafond. Disparues du jour au lendemain. Je me détournai pour partir et faillis rentrer dans Morelli.
— Oh, mon Dieu ! m’écriai-je, la main sur le cœur, après avoir poussé un cri de surprise. J’ai horreur que tu arrives en catimini derrière moi, comme ça ! Qu’est-ce que tu fiches ici ?
— Je te suis.
— Je ne veux pas que tu me suives. Ça ne relève pas de la violation de mes droits, ça ? Du harcèlement policier ?
— La majorité des femmes seraient ravies que je les suive.
— Je ne suis pas la majorité.
— Raconte, me dit-il, désignant l’étendue déserte devant nous. Quel est le deal ?
— Je… je cherche des cercueils, si tu veux savoir.
Ce qui le fit sourire.
— Mais c’est vrai ! Spiro avait entreposé ici vingt-quatre cercueils et ils ont disparu.
— Disparu ? À savoir « été volés » ? Il a porté plainte ?
— Non. Il ne veut pas mêler la police à ça. Il ne tient pas à ce que le bruit coure qu’il a acheté des cercueils en gros puis se les ait fait faucher.
— Je ne voudrais pas jouer les oiseaux de mauvais augure, mais j’ai l’impression que tout ça sent le roussi. En général, les gens qui perdent quelque chose de valeur préviennent la police au plus vite afin de pouvoir toucher l’argent de leur assurance.
Je refermai la porte et mis la clef dans ma poche.
— Spiro me paie mille dollars pour remettre la main sur des cercueils. Et, comme tu le sais, l’argent n’a pas d’odeur. Et je n’ai aucune raison de penser qu’il y a anguille sous roche.
— Et Kenny ? Je croyais que c’était lui que tu recherchais ?
— Impasse de ce côté-là pour l’instant.
— Tu laisses tomber ?
— Non, je laisse venir.
J’ouvris la portière de la Jeep, me glissai au volant et enfonçai la clef dans le contact. Le temps que je démarre, Morelli s’était assis sur le siège passager.
— On va où ? me demanda-t-il.
— Je vais au bureau pour interroger le directeur de cet établissement.
Morelli me souriait à nouveau.
— Tu es peut-être à l’aube d’une réorientation professionnelle. Si tu t’en tires bien sur ce coup, tu pourras te spécialiser dans les pilleurs de tombes et les profanateurs de cimetières.
— Très drôle. Descends de ma bagnole.
— Je croyais qu’on était associés.
Ouais, c’est ça. J’enclenchai la marche arrière et effectuai un demi-tour en règle. Je me garai devant la réception et m’élançai hors de la Jeep, talonnée par Morelli.
Je m’arrêtai net, fis volte-face et, posant une main sur son torse, tins Morelli à bout de bras.
— Stop. Ce n’est pas une visite guidée.
— Je pourrais t’être utile. En conférant autorité et crédibilité aux questions que tu vas poser.
— En quel honneur ?
— Parce que je suis un mec sympa.
Je sentis mes doigts se recourber contre la chemise de Morelli et dus faire un effort pour me relaxer.
— Convaincs-moi, lui dis-je.
— Kenny, Moogey et Spiro étaient inséparables au lycée. De vrais siamois. Moogey est mort. J’ai comme l’impression que Julia, la petite copine, n’a rien à voir là-dedans. Peut-être que Kenny s’est tourné vers Spiro.
— Et je travaille pour Spiro et tu ne sais pas si tu dois croire à cette histoire de cercueils.
— Je ne sais pas trop quoi en penser. Tu as d’autres renseignements sur ces sarcophages ? Où ils ont été achetés ? À quoi ils ressemblent ?
— À du bois. Dans les un mètre quatre-vingts de long…
— S’il y a une chose que je déteste, c’est une chasseuse de primes qui veut jouer au plus fin.
Je lui montrai la photo.
— Tu avais raison, dit-il. Ils sont en bois et ils font dans les un mètre quatre-vingts de long.
— Et ils sont moches.
— Ouais.
— Et très ordinaires.
— Ta grand-mère préférerait mourir plutôt que de devoir être enterrée dans un de ces cercueils, dit Morelli.
— Tout le monde n’a pas son discernement. Je suis certaine que Stiva a une vaste gamme de cercueils sous le coude.
— Tu devrais me laisser interroger le responsable, dit Morelli. Je suis meilleur que toi à ce petit jeu.
— Le débat est clos. Va m’attendre dans la voiture.
En dépit de nos joutes perpétuelles, j’aimais bien Morelli. Mon bon sens me soufflait de ne pas frayer avec lui, mais je n’ai jamais été l’esclave de mon bon sens. J’aimais la façon dont il s’investissait dans le travail et dont il s’était sorti d’une adolescence difficile. De gosse des rues dégourdi à flic des rues dégourdi. Il était un peu macho, c’est vrai, mais ce n’était pas entièrement sa faute. Il était du New Jersey après tout, et surtout c’était un Morelli. L’un dans l’autre, il s’en sortait plutôt bien.
La réception consistait en une petite pièce coupée en deux par un large comptoir. Une femme en tee-shirt blanc sur lequel était imprimé le logo bleu des Entrepôts R & J se tenait derrière. Elle avait une cinquantaine d’années, un visage agréable, une silhouette d’une rondeur confortable. Elle me salua d’un signe de tête machinal avant de fixer son attention sur Morelli qui, nonobstant ma volonté, ne m’avait pas lâchée.
Morelli portait un jean délavé et moulant qui le dotait d’un paquet impressionnant et du plus beau cul de tout l’État. Son blouson de cuir marron ne dissimulait que son revolver. La dame de chez R & J déglutit et détacha ses yeux de l’entrejambe de Morelli.
Je lui dis que je travaillais dans la sécurité et que je venais m’enquérir de marchandises stockées ici par un ami à moi.
— Qui s’appelle ? me demanda-t-elle.
— Spiro Stiva.
— C’est pas pour dire, fit-elle, réprimant une grimace, mais il a rempli son hangar de cercueils. Il m’a dit qu’ils étaient vides, mais je m’en fous, je ne risque pas de m’en approcher. Et je ne pense pas que vous deviez vous inquiéter côté sécurité. Qui irait s’amuser à voler des cercueils ?
— Comment savez-vous qu’il a entreposé des cercueils ?
— Je les ai vus arriver. Il y en avait tant qu’ils ont dû les faire venir dans un semi-remorque et les décharger avec un chariot élévateur.
— Vous travaillez ici à plein temps ?
— Je travaille ici TOUT le temps. C’est mon mari et moi qui sommes les propriétaires. Je suis le R de R & J. R pour Roberta.
— D’autres poids lourds sont venus livrer ces deux ou trois derniers mois ?
— Quelques camionnettes de déménagement. Pourquoi ? Y a un problème ?
Spiro m’avait fait jurer de garder le secret, mais je ne voyais pas comment je pourrais recueillir des renseignements sans mettre Roberta dans la confidence. De plus, elle avait très certainement un passe et il ne faisait aucun doute qu’elle s’empresserait d’aller voir le hangar de Spiro après notre départ et découvrirait qu’il était vide.
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