J’ouvris la fenêtre et me glissai au-dehors. J’étais une vieille habituée des escaliers de secours vu que j’avais passé de longues heures sur celui de chez moi. Je courus dare-dare jusqu’à la fenêtre de chez Sandeman et regardai à l’intérieur. Je vis un lit pliant défait ; une petite table de cuisine et une chaise en Formica ; une télévision sur un support métallique ; et un réfrigérateur format étudiant. Des cintres en métal accrochés à deux patères. Une plaque chauffante posée sur la table ainsi que deux canettes de bière cabossées. Des assiettes en carton sales et des emballages de nourriture froissés. Pas d’autre porte à part celle d’entrée, aussi supposai-je que Sandeman utilisait les toilettes qui se trouvaient sur le palier. Ça devait être le pied !
Et le plus important de tout : pas de trace de Kenny.
J’avais repassé une jambe par la fenêtre quand, baissant la tête vers la rue, j’aperçus le vieil homme à qui j’avais parlé qui se tenait au pied de l’escalier de secours, juste au-dessous de moi, tête renversée en arrière, une main en visière pour se protéger du soleil, ma carte toujours coincée entre ses doigts.
— Y a quelqu’un ? me cria-t-il.
— Non.
— C’est bien ce que je pensais. Il n’est pas près de rentrer.
— Vous avez un bel escalier de secours.
— Il faudrait le réparer, avec ses boulons bouffés par la rouille ! Moi, je m’y risquerais pas. Vous me direz, si un jour y a le feu, on se fichera pas mal de la rouille.
Je lui adressai un sourire crispé et achevai d’enjamber la fenêtre. Je redescendis, ressortis de l’immeuble sans demander mon reste, sautai dans ma Jeep, verrouillai les portières et filai.
Une demi-heure plus tard, j’étais chez moi en train de me demander quelle tenue j’allais mettre pour une soirée d’espionnage. J’optai pour des bottes, une jupe longue en jean et un polo blanc. Je me refis une beauté, me mis quelques bigoudis chauffants. Quand je les retirai, j’avais gagné plusieurs centimètres. Je n’étais toujours pas assez grande pour être sélectionnée dans une équipe de joueuses de basket, mais j’étais prête à parier que je pouvais paraître intimidante au Pakistanais lambda.
Je pesais le pour et le contre d’un Burger King et d’une pizza quand le téléphone sonna.
— Stéphanie, me dit ma mère, j’ai fait un gros chou farci pour dîner. Et un gâteau aux épices pour le dessert.
— Tentant, lui répondis-je, mais j’ai d’autres projets pour ce soir.
— À savoir ?
— Un dîner.
— D’amoureux ?
— Non.
— Autrement dit, tu n’as aucun projet.
— Il n’y a pas que l’amour dans la vie.
— Il y a quoi, par exemple ?
— Le travail.
— Stéphanie, Stéphanie, Stéphanie, ton travail consiste à arrêter des gangsters pour ton bon à rien de cousin. Ce n’est pas un vrai travail, ça !
Je me tapai la tête contre le mur – mentalement.
— J’ai aussi de la glace à la vanille, pour aller avec le gâteau, insista ma mère.
— De la glace à zéro pour cent ?
— Non, de la chère qu’ils vendent dans les petits pots en carton…
— Bon, d’accord, j’arrive.
Rex bondit hors de sa boîte de soupe et s’étira, pattounes de devant tendues au maximum, arrière-train relevé. Il bâilla à s’en décrocher la mâchoire, m’offrant une vue imprenable sur l’intérieur de ses orteils. Il alla renifler sa soucoupe, la jugea mesquine et gagna sa roue.
Je le mis au courant de mes projets pour la nuit de sorte qu’il ne se fasse pas de mouron si je rentrais tard. Je laissai la lumière de la cuisine allumée, branchai mon répondeur, attrapai mon sac et mon blouson d’aviateur en cuir marron, sortis et fermai ma porte à clef. Je serais légèrement en avance, mais ce n’était pas grave. Cela me donnerait le temps de lire les nécros et de décider où aller après dîner.
Les lampadaires s’allumèrent en clignotant au moment où je me garai devant chez mes parents. La pleine lune était basse et joufflue sur le ciel crépusculaire. La température avait baissé depuis l’après-midi.
Mamie Mazur m’accueillit dans l’entrée. Ses cheveux gris acier étaient roulés serré dans des mini-bigoudis entre lesquels transparaissait la peau rosée de son crâne.
— Je suis allée chez le coiffeur aujourd’hui, me dit-elle. Je me suis dit que je pourrais peut-être recueillir des renseignements pour toi sur l’affaire Mancuso.
— Comment tu t’en es tirée ?
— Plutôt bien. Il y avait du beau monde. Norma Szajack, la petite cousine de Betty, était venue se faire teindre les cheveux et elles ont toutes dit que je devrais faire pareil. J’aurais bien tenté le coup, mais j’ai entendu dans une émission de télé que certaines décolorations pouvaient donner le cancer. Ils avaient invité une femme qui avait une tumeur de la taille d’un ballon de basket, et qui disait que ça venait des produits décolorants. Bref, Norma et moi on a papoté. Tu savais que son fils Billie était allé à l’école avec Kenny Mancuso ? Maintenant, il travaille dans un casino à Atlantic City. Elle m’a dit que Billie lui avait dit que Kenny était un de leurs plus gros flambeurs.
— Elle sait si Kenny est allé à Atlantic City récemment ?
— Elle ne m’en a pas parlé. La seule chose, c’est que Kenny a téléphoné à Billie il y a trois jours pour lui demander de lui prêter de l’argent. Billie lui a dit qu’il pouvait le dépanner, mais Kenny n’est jamais venu.
— Billie a raconté tout ça à sa mère ?
— Il l’a raconté à sa femme qui l’a répété à Norma. Je suppose qu’elle n’était pas ravie-ravie que Billie veuille prêter de l’argent à Kenny. Tu sais ce que je crois ? Je crois que Kenny s’est fait buter. Je te parie qu’il nourrit les poissons. J’ai vu une émission de télé l’autre jour où ils expliquaient comment les vrais pros s’y prenaient pour se débarrasser des gêneurs. C’était sur une des chaînes éducatives. Si je me souviens bien, ils leur tranchent la gorge, puis ils les pendent la tête en bas dans la douche pour qu’ils se vident de leur sang et qu’ils ne salissent pas la moquette. Puis le truc, c’est d’étriper le mort et de lui crever les poumons. Si on ne lui crève pas les poumons, il flotterait quand on le jette dans la rivière.
Ma mère étouffa un cri dans la cuisine et mon père s’étrangla derrière son journal au salon.
La sonnerie de la porte d’entrée retentit et mamie Mazur dressa l’oreille.
— Invité ! s’écria-t-elle.
— Quel invité ? dit ma mère. Je n’ai invité personne.
— Moi oui. J’ai invité un homme pour Stéphanie, dit ma grand-mère. Un beau parti. Pas terrible à regarder, mais c’est un surdoué pour faire de l’argent.
Ma grand-mère alla ouvrir et Spiro Stiva fit son entrée.
— Dieu du ciel, fit mon père, jetant un coup d’œil par-dessus son journal, un croque-mort ! Il ne manquait plus que ça !
— Finalement, je n’ai pas une envie folle de chou farci, dis-je à ma mère.
Elle me tapota le bras.
— Ce ne sera peut-être pas si atroce que ça, me dit-elle. Et puis, ça ne fera pas de mal de faire ami-ami avec Spiro, ta grand-mère ne rajeunit pas, tu sais.
— J’ai invité Spiro vu que sa mère passe tout son temps au chevet de Constantin à l’hôpital, et qu’il n’est pas très doué pour se faire la cuisine, me chuchota ma grand-mère en me faisant un clin d’œil. Je t’en ai chopé un de vivant cette fois !
À peine.
Ma mère mit un couvert supplémentaire.
— Nous sommes ravis de vous avoir à dîner, dit-elle à Spiro. Nous disons sans arrêt à Stéphanie d’inviter plus souvent ses amis.
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