— Oui, mais il faut dire qu’elle est devenue si difficile dans le choix de ses amis masculins, dit ma grand-mère à Spiro, qu’il ne se passe pas grand-chose de ce côté-là ces derniers temps. Attendez de goûter le gâteau qu’il y a en dessert : c’est elle qui l’a fait.
— Mais non, ce n’est pas moi.
— Et le chou farci, c’est elle aussi, persista ma grand-mère. Elle fera une excellente épouse un de ces jours…
Le regard de Spiro s’attarda sur la nappe en dentelle et les assiettes décorées de fleurs roses.
— Je me tâte pour choisir une femme, dit-il. Un homme dans ma position doit penser à son avenir.
Il se tâte ? Non, mais je rêve !
Spiro s’assit à côté de moi et je m’écartai de lui le plus discrètement possible en espérant que la distance aurait raison de ma chair de poule.
Mamie Mazur passa le chou à Spiro.
— J’espère que cela ne vous ennuie pas de parler boutique, lui dit-elle. J’ai des tas de questions à vous poser. Je me suis toujours demandé, par exemple, si vous mettiez des sous-vêtements aux morts. D’un côté, ça ne me semble pas indispensable, mais d’un autre…
— Je ne pense pas que Spiro ait envie de parler de tout ça, intervint ma mère.
Spiro acquiesça et sourit à ma grand-mère.
— Secret professionnel, lui dit-il.
A sept heures moins dix, Spiro finissait sa deuxième part de gâteau et nous annonçait qu’il allait devoir nous quitter pour l’exposition mortuaire du soir.
Ma grand-mère lui fit au revoir de la main tandis qu’il s’éloignait en voiture.
— Tout s’est très bien passé, dit-elle. Je crois que tu es son genre.
— Tu veux encore de la glace ? me demanda ma mère. Un autre café ?
— Non, merci. Je suis repue. Et puis, j’ai des choses à faire ce soir.
— Lesquelles ?
— Je dois aller visiter quelques salons funéraires.
— Lesquels ?
— Je commence par chez Sokolowsky.
— Qui vas-tu voir là-bas ?
— Helen Martin.
— Je ne la connais pas, mais je devrais peut-être tout de même aller présenter mes condoléances si vous étiez de si grandes amies, dit ma grand-mère.
— Ensuite, je passerai chez Mosel puis à la Maison du Sommeil Eternel.
— Jamais entendu parler, fit ma grand-mère. C’est nouveau ? C’est dans le Bourg ?
— Plus loin dans Stark Street.
Ma mère se signa.
— Donnez-moi de la force, murmura-t-elle.
— Ce n’est quand même pas à ce point-là, lui dis-je.
— Stark Street est une rue qui pullule de trafiquants de drogue et d’assassins. Ce n’est pas un endroit pour toi. Frank, dis quelque chose. Tu vas laisser ta fille aller seule dans Stark Street la nuit ?
Mon père, s’entendant nommer, releva le nez de son assiette.
— Hein ? Quoi ? fit-il.
— Stéphanie veut aller dans Stark Street.
Mon père, concentré sur son gâteau, avait la tête ailleurs.
— Elle veut que je la dépose ?
Ma mère leva les yeux au ciel.
— Vous voyez avec quoi je vis !
Ma grand-mère bondit sur ses pieds.
— J’en ai pour une minute, dit-elle. Le temps d’aller chercher mon sac et je suis prête à partir.
Mamie Mazur s’appliqua une nouvelle couche de rouge à lèvres devant le miroir de l’entrée, boutonna son manteau et accrocha son sac à main en cuir véritable à son avant-bras. Son manteau « pure laine » à col de vison était d’un bleu roi lumineux. Au fil des ans, il avait donné l’impression de gagner en longueur en proportion directe à la vitesse à laquelle mamie Mazur se tassait. Ce soir, elle le portait en maxi-manteau. Je la pris par le coude et la guidai jusqu’à ma Jeep, m’attendant à moitié à ce qu’elle s’écroule sous le poids de la laine. Je l’imaginai étalée de tout son long sur le trottoir dans une mare bleu roi d’où seuls ses pieds dépasseraient, avec un faux air de la méchante sorcière de l’Ouest.
Nous nous rendîmes d’abord chez Sokolowsky comme prévu. Helen Martin était très mignonne dans sa robe en dentelle bleu pâle, ses cheveux teints de la même couleur. Ma grand-mère étudia le maquillage d’Helen avec le regard critique d’une pro.
— Ils auraient dû utiliser un anticerne dans les verts, dit-elle. Il ne faut pas lésiner sur l’anticerne avec un éclairage pareil. Chez Stiva, les lumières sont tamisées dans les nouveaux salons, c’est ça qui fait toute la différence.
Je laissai ma grand-mère et partis à la recherche de Melvin Sokolowsky que je trouvai dans son bureau juste après l’entrée principale. La porte était ouverte. Sokolowsky était assis à un magnifique bureau en acajou, tapotant sur le clavier d’un ordinateur portable. Je fis de même à la porte.
C’était un bel homme d’environ quarante-cinq ans, vêtu de la tenue standard : costume sombre de coupe classique, chemise de soirée blanche, et cravate à rayures.
Il leva la tête et haussa les sourcils quand il me vit dans l’encadrement de sa porte.
— Oui ? fit-il.
— J’aimerais vous parler de dispositions pour un enterrement, lui dis-je. Ma grand-mère prend de l’âge, et j’ai pensé que ça n’engageait à rien de se renseigner sur les prix des cercueils.
Il extirpa un gros catalogue relié de cuir des entrailles de son bureau et l’ouvrit d’une chiquenaude.
— Nous avons un vaste choix de modèles.
Il me montra le cercueil dit « le Montgomery ».
— Très joli, fis-je, mais il m’a l’air un peu cher.
Il revint quelques pages en arrière à la rubrique « sapin ».
— Ceci est notre ligne Eco. Comme vous pouvez le constater, ils sont toujours très attrayants, ton acajou et poignées en cuivre.
Je parcourus la ligne Eco, mais ne vis rien qui ressemblât de près ou de loin au modèle de base de Stiva.
— C’est ce que vous avez de moins cher ? demandai-je. Vous n’auriez pas plus simple, sans la teinte acajou ?
Sokolowsky prit un air malheureux.
— Pour qui est-ce, disiez-vous ?
— Ma grand-mère.
— Elle vous a rayée de son testament ou quoi ?
Juste ce qu’il me fallait : un croque-mort à la dent dure.
— Vous n’avez pas de cercueil en bois brut ?
— Personne n’achète de cercueil en bois brut au Bourg. Écoutez, que diriez-vous d’un achat à crédit ? Ou alors, on économise sur le maquillage… vous voyez ce que je veux dire, on ne coiffe les cheveux de votre grand-mère que sur le devant.
Je me levai et me dirigeai vers la porte.
— Je vais y réfléchir, lui dis-je.
II se leva lui aussi d’un bond et me fourra des brochures dans la main.
— Je suis sûr que nous trouverons une solution, me dit-il. Je pourrais vous faire faire une bonne affaire sur une concession…
Je tombai sur ma grand-mère dans le hall d’entrée.
— De quelle concession parle-t-il ? me demanda-t-elle. On en a déjà une. Très bien placée. Tout près du robinet d’eau. Toute la famille y est enterrée. Bon, quand on a voulu y mettre ta tante Marion, il a fallu faire descendre ton oncle Fred d’un étage et la mettre sur lui parce qu’il ne restait plus beaucoup de place. Je finirai sans doute allongée sur ton grand-père. Mais c’est toujours comme ça, non ? On ne peut pas avoir de vie privée quand on est mort.
Du coin de l’œil, j’aperçus Sokolowsky qui jaugeait ma grand-mère du seuil de son bureau.
Mamie Mazur le remarqua aussi.
— Regarde-moi ce Sokolowsky, me dit-elle. Il me dévore des yeux. Ça doit être ma nouvelle robe.
On enchaîna en allant chez Morel. Puis chez Dorfman et à la morgue Majestic. Au moment où nous reprenions la route en direction de la Maison du Sommeil Eternel, j’étais débordante de force cadavérique. Un parfum des fleurs fraîches avait imprégné mes vêtements et ma voix était restée coincée à un niveau de murmure funèbre.
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