— Non, dit-il ; elle est au même étage.
— Vous êtes prêt à tout, hein ?
— Soyez sans crainte…
On dépose le cadavre dans le fourgon et on revient à l’intérieur des bâtiments, toujours flanqués de notre ange gardien.
Cette fois, il nous conduit à l’autre extrémité de l’étage. Barthélemy me fait un clin d’yeux. Ça veut dire que la cage de Stéphane n’est pas éloignée. En effet, je lis sur une porte le numéro 46 ; or je sais qu’il est dans la cellule 55.
Je regarde derrière moi : personne. Le couloir est désert ; devant, il est obstrué par un mur de brique hâtivement construit pour séparer le quartier des prisonniers de la partie administrative de la prison.
Donc le danger ne peut surgir que d’un seul côté. C’est un avantage suffisant pour que nous risquions le paquet sans plus attendre.
L’Allemand ouvre la porte numéro 49. Il s’efface pour nous laisser passer et reste dans le couloir. Or, pour les besoins de la cause, il est nécessaire qu’il entre dans la cambuse.
Je m’approche du corps qui s’y trouve et que j’estime inutile de vous décrire.
— Démerdez-vous pour qu’il entre ! soufflé-je à Barthélemy.
Barthélemy enregistre à toute vitesse. Je n’ai pas terminé ma phrase qu’il pousse une exclamation et désigne un point du plancher que l’Allemand ne peut distinguer sans s’approcher.
Il entre en demandant ce qui se passe.
J’esquisse un pas en arrière et je lui abats à toute volée mon poing sur la nuque.
Il tombe en avant. Au lieu de le retenir, Barthélemy complète mon travail par un coup de pied dans le visage.
Je prends le trousseau de clés du gardien et je l’enferme dans la cellule en compagnie du mort.
Ceci fait, nous courons jusqu’à la porte 55 et nous l’ouvrons.
Celui qui n’a pas vu la tête de Stéphane lorsque nous apparaissons ne pourra jamais se faire une idée de ce que peut être le visage de la stupeur, de l’ébahissement, de l’écroulement.
Un mot, un seul lui vient aux lèvres ! Celui de Cambronne.
— Ne perdons pas de temps, fais-je. Bon Dieu, Stéphane, allongez-vous sur cette civière, à plat ventre de préférence, de façon à ce qu’un dégourdi ne puisse pas voir votre figure. Et surtout ne bougez pas d’un poil. Rappelez-vous que vous êtes mort. Mort !
Il s’empresse de faire ce que je lui dis et nous le chargeons.
Je peux vous assurer que je passe un des instants les plus pharamineux de ma vie. Circuler librement dans un établissement comme celui-ci, réputé pour sa dureté, en coltinant un ami, c’est une impression que je ne suis pas prêt d’oublier.
Arrivé à l’extrémité du couloir, je jette un coup d’œil en avant. Quelques soldats discutent à l’extrémité du couloir principal.
— Une seconde ! dis-je à Barthélemy, il me vient une idée.
Je laissa là mes brancards et je me dirige vers la première porte qui se présente. Je l’ouvre. À l’intérieur, il y a un homme entre deux âges, d’allure racée. Un intellectuel à n’en pas douter. Il a un œil crevé et une main écrasée.
Je pose un doigt sur mes lèvres.
— Silence, je fais, nous sommes des amis. Nous venons délivrer un homme dont la vie, pour l’instant, représente quelque chose d’inestimable. Mais ça n’est pas une raison pour laisser choir les copains. Voici les clés qui ouvrent les cellules et un revolver. Tâchez de vous débrouiller avec ça. Simplement, je vous demande de compter jusqu’à deux cents avant de tenter quoi que ce soit, vu ?
Il a un éclair d’allégresse dans l’œil qui lui reste et, de sa main valide, il presse le revolver contre son cœur.
— Dieu vous garde, murmure-t-il.
Dieu doit être dans notre clan parce que, en effet, Il nous garde. Sans la moindre difficulté, nous portons Stéphane à la voiture. Nous grimpons sur la banquette avant et mettons la voile. Une fois le portail passé, sans le moindre dommage, je ne puis retenir un cri d’allégresse.
— On les a eus ! On les a eus !
— Et comment ! renchérit Barthélemy. Que faisons-nous maintenant ?
— Conduisez-nous dans une petite rue tranquille. On laissera la bagnole et on ira prendre le tramway séparément.
Nous sommes tous trois attablés devant une bonne bouteille chez Barthélemy.
— Pas trop de bobo ? demandé-je à Stéphane.
— Non, dit-il, grâce à votre intervention rapide. Je n’ai essuyé, après mon arrestation, qu’un interrogatoire rapide. D’après ce que j’ai cru comprendre, à la Gestapo, ils attendaient une grosse légume car l’affaire est d’importance.
Puis il nous fait le récit de son aventure.
— Je me doutais de quelque chose, ce matin. Une impression… Au lieu d’aller vous attendre comme prévu à la campagne, je vous ai suivi, de loin. Ainsi je les ai vus balancer le coffre du camion en rase campagne. Gretta a ramassé tout le monde. Mon premier réflexe a été de vous prévenir, mais je me suis dit que nous vivions un instant déjà périlleux et qu’une bagarre avec les Polonais — ou soi-disant tels — aurait des effets catastrophiques. Gretta a fait demi-tour. Je l’ai suivie. Elle a roulé jusqu’à un petit pavillon dans les quartiers populeux de Villeurbanne.
— La garce ! grommelle Barthélemy.
— J’ai couru au téléphone, poursuivit Stéphane. Et comme je commençais à vous parler, la porte de ma cabine s’est ouverte, deux types de la Gestapo m’ont cueilli proprement. Je suppose que le numéro de ma voiture a été noté par quelqu’un…
— Certainement, dis-je. Ce qu’il faut faire d’urgence, maintenant, c’est aller voir jusqu’à Villeurbanne. Si les Polaks ne sont pas arrêtés, ils doivent s’y terrer. Ils n’ont pas d’autre conduite à adopter après ce coup de force !
* * *
Villeurbanne est un bled ouvrier qui continue Lyon. Y a une flopée d’usines, de terrains vagues, de quartiers sordides, et puis, y a aussi des gratte-ciel comme à Chicago. Le pavillon où se sont terrés les Polaks se trouve dans une petite ruelle à palissades de bois, à trottoirs de terre et à becs de gaz, situé immédiatement derrière les gigantesques constructions qui le font paraître tout petit, tout rabougri, tout sordide.
C’est une construction à un étage, à la façade lépreuse, dont les volets plus ou moins démantelés sont fermés.
— On va tenter l’assaut, dis-je brusquement.
Le hic, dans cette histoire, c’est que nous ignorons en fin de compte à qui nous avons affaire. Qui sont ces gars ? Pour le compte de qui travaillent-ils ?
— On va leur faire le coup de la tenaille, décidé-je. Stéphane, vous allez sonner carrément au pavillon. Vous jouerez les indignés et demanderez ce que signifie ce manège. Moi, je vais profiter de ce que vous accaparerez leur attention pour entrer en douce dans la carrée. Barthélemy restera ici. De cette façon, si les choses tournaient mal, nous aurions la possibilité de leur prouver qu’il nous reste des concours extérieurs. Compris ?
— Vous êtes un vrai général, approuve Stéphane.
— Et comment ! Napoléon c’était un boy-scout à côté de mégnace !
Je m’élance, attrape le faîte de la palissade et à l’aide d’un rétablissement je le franchis.
Je me trouve alors dans des jardins chétifs au milieu desquels se dressent des petites cabanes à outils.
Je me dirige vers le pavillon des Polaks en me cachant le mieux possible. Il me faut trois minutes pour l’atteindre. L’auto de Gretta est dans la cour. On entend, provenant de la cambuse, un ronronnement de conversations.
Je fais le tour de la construction et je découvre une porte qui n’est pas la porte principale, mais une issue sur une buanderie. Elle n’est pas fermée à clé. J’entre. Ça renifle le moisi dans le secteur. Il y fait frais. Je frissonne : de quoi enrhumer un Esquimau !
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