Comme moi, il a compris que dans ce temple du silence et de la mort, nous étions deux petits champions dans notre genre.
Je sors mon feu et le braque en direction des deux pieds nickelés.
— Ce qu’on n’obtient pas par la persuasion, on l’a quelquefois par la force, dis-je.
Les deux mecs se regardent et lèvent les mains.
— Pas la peine, je ricane, on ne joue pas aux marionnettes.
Je m’approche du plus grand et, avant qu’il ait eu le temps de réaliser ce qui lui arrive, je le foudroie d’un coup de crosse à la tempe.
Barthélemy a juste le temps de l’attraper dans ses bras pour lui éviter une chute douloureuse sur le carrelage.
— Tu vois, fais-je au second, nous sommes des types décidés ; les types décidés, c’est comme une inondation : ça ne s’arrête pas facilement.
« Tu vas parler… Juste parler, je ne suis pas exigeant.
Il fait « oui » de la tête.
Ça devient un plaisir que de discuter avec certaines gens lorsqu’on les regarde avec un feu dans les pognes. Ils retrouvent leur vocabulaire, leur mémoire, leur entrain et, pour peu qu’on insiste, le couteau suisse que vous avez perdu l’an dernier en allant à la pêche.
Il m’explique comment s’opère son turbin, ce qu’il faut dire et tout et tout…
En cinq minutes, j’en sais aussi long sur son travail qu’un professeur d’astrologie sur la troisième constellation à gauche du bureau de tabac.
— O.K., tu vas poser ta blouse blanche, j’ai idée qu’elle doit m’aller à ravir.
Il obéit.
— Parfait. Maintenant, puisque tu as l’habitude de déloquer les macchabs, enlève aussi celle de ton petit pote, puisqu’il est dans la vapeur.
— Croyez-vous qu’elle vous ira ? demandé-je à Barthélemy.
— Elle est un peu grande, évalue-t-il, mais avec des épingles on trouve toujours le moyen de faire du sur-mesure.
— Dans ce cas, je crois que nous sommes parés.
Je me gratte le sommet de la théière.
— Qu’est-ce qu’on va faire de vous deux ?…
Ma question fout une pétoche noire au grand duconneau. Il a tellement les chocottes qu’on entend claquer son clavier.
— Monsieur, monsieur, balbutie-t-il.
Sa peau possède une intéressante couleur verdâtre. C’est le ton maison de la cambuse.
J’avise une grille d’ascenseur. Je l’ouvre. Le monte-charge est très bas de plafond, par contre il est très long. On devine que les usagers principaux ont l’habitude de circuler à l’horizontale.
— Entre !
Il pénètre dans la cage. Je le suis et Barthélemy y traîne le pote groggy.
Une odeur fade, l’odeur facilement identifiable de la mort nous prend à la gorge. Du reste, tout sent la mort ici, les murs, les gens et les blouses blanches que nous avons enfilées.
J’appuie sur un bouton ; il n’y en a qu’un et il commande la descente au sous-sol.
On débouche dans la cité du froid. De grands couloirs carrelés de blanc… Des portes de métal, blanches aussi… Un vrai cauchemar, un cauchemar de mort…
Les lourdes sont bouclées à clé. Mais il y a un trousseau passé dans la ceinture d’une des blouses.
J’ouvre la première porte qui se présente ; elle donne dans une chambre froide. Des niches sont aménagées dans le mur ; elles sont fermées par un battant à bascule. Chacune contient un mort. Celles qui sont vides ne sont pas fermées. On peut tirer l’espèce de bassin allongé qui sert de cercueil provisoire et qui coulisse sur des petits rails.
— Voilà qui est parfait, déclaré-je.
Je glisse mon revolver dans ma poche et je balance un parpaing au grand cul d’ail. J’y mets tout mon cœur, toutes mes calories… Le choc me fait mal jusque dans l’épaule.
Il s’endort aussi gentiment que son collègue et nous les couchons l’un et l’autre dans un bassin de zinc.
— Surtout, ne refermez pas les battants, m’avertit Barthélemy. Cela leur serait fatal.
— Ayez pas peur, je lui réplique, tout ce que je leur souhaite, c’est un rhume…
Barthélemy s’ébroue.
— Faites-leur confiance, assure-t-il ; ils l’attraperont !
Nous arrêtons le sinistre fourgon que pilote Barthélemy face à la lourde porte de fer.
Mon camarade actionne le Klaxon sur un rythme convenu ainsi que nous l’a indiqué le gros charognard de la morgue. Ça donne quelque chose dans le genre de « tagada tsoin-tsoin ». Un factionnaire reconnaissant la voiture et le signal vient ouvrir.
Je lui adresse un petit salut cordial de la main. Il y répond par un autre salut.
Tout a l’air de se passer sous le signe de la plus parfaite cordialité.
Nous pénétrons dans une vaste cour où sont rangées plusieurs files de voitures et nous stoppons à proximité d’une petite porte.
Tandis que nous sortons du fourgon la civière destinée au coltinage des pauvres zigouillés, un sous-off s’approche de nous.
C’est une sale tête carrée à l’air mauvais. Il est rouquin, bigleux, chafouin, hargneux. Il tient un énorme trousseau de clés à la main et nous considère avec suspicion.
— Ce n’est pas camarades ? fait-il.
— Non, expliqué-je. Aujourd’hui, camarades, vacances…
Barthélemy intervient en allemand. Il s’exprime très posément et la salade qu’il brade au Frizou semble convenir à celui-ci, car sa touche pour jeu de massacre s’éclaircit.
— Mein Gott ! s’exclame-t-il.
Je ne crois pas me comporter en utopiste en affirmant qu’il sourit.
Il nous fait signe de le suivre et il s’engage dans les couloirs de la bâtisse.
— Qu’est-ce que vous lui avez raconté ? je demande à voix basse à Barthélemy.
Il hausse les épaules.
— Je lui ai dit que les deux types de la morgue avaient fait une petite foire, hier, et qu’ils s’étaient tellement blindés qu’on avait dû les rentrer chez eux dans leur fourgon.
Bon ça. Il est psychologue, Barthélemy ; il s’y entend pour trouver les détails qui donnent le petit fini de la vérité aux mensonges gros comme des éléphants.
Nous descendons un escalier et parcourons une certaine distance dans les couloirs blanchis à la chaux.
Des civils circulent et nous croisent avec indifférence. Le coin n’est pas sympathique du tout. C’est silencieux comme la morgue, avec cette différence qu’on entend parfois, amplifiés par la résonance des couloirs, des cris épouvantables qui me font serrer les poings.
La tête carrée ouvre une porte sur laquelle est peint le chiffre 2. Nous pénétrons alors dans une pièce plus grande qu’une cellule normale. Ce devait être une chambre ordinaire qu’on a transformée en geôle. On a cimenté la fenêtre et blindé la porte. Une petite ampoule électrique nue éclaire crûment une paillasse sur laquelle repose le corps d’un jeune homme. Celui-ci a le visage révulsé par la souffrance et ses yeux éteints sont encore exorbités. Son corps est couvert d’ecchymoses. Je constate qu’on lui a arraché les ongles de la main droite.
Barthélemy et moi nous nous regardons.
On met toute notre rancœur dans cette seconde. Puis, impassibles, nous chargeons le pauvre gars sur la civière.
Barthélemy dit quelque chose au sous-off. Je comprends qu’il lui demande combien de morts nous aurons à emballer ce soir, car l’autre lui répond :
— Drei.
Comme je sais compter jusqu’à dix en allemand, je comprends qu’il a voulu dire « trois ».
En coltinant le mort à la voiture, je chuchote à Barthélemy :
— Il en reste encore deux, n’est-ce pas ?
— C’est cela, oui.
— Donc, nous n’avons pas beaucoup de temps pour manœuvrer. D’après le plan que vous avez en tête, nous sommes loin de la cellule de Stéphane ?
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