Ils me font asseoir dans le fauteuil et me lient les jambes après les pieds du meuble tandis que mes poignets sont fixés aux accoudoirs.
Ceci fait, ils sortent.
Je me dis que les réjouissances ne vont pas tarder à commencer, mais, contre toute attente, rien ne vient. Sans doute un long recueillement fait-il partie du programme ?
Je me fais salement tartir dans cette cave ! Il n’y a pas d’issue, pas le moindre soupirail, rien ! C’est bouché comme le cerveau d’un gendarme… Une ampoule électrique poussiéreuse pend au bout d’un fil ; un vrai décor réaliste, je vous le dis ! Avec quelques chauves-souris, on attraperait même le style médiéval…
Un temps infini s’écoule, dont je n’ai pas la notion exacte. Je l’occupe à réfléchir sur les aléas de ma situation. Vous conviendrez sans peine que, même considéré avec le maximum d’optimisme, mon baromètre personnel est loin d’être au beau fixe ! Il est plutôt à la gadoue, et, à moins d’une manifestation occulte, ce soir j’aurai terminé ma brillante carrière.
Il va avoir droit au salut militaire, le petit San-Antonio, madame, et, tout de suite après, au salut éternel.
On a beau s’y attendre, ça fait tout de même quelque chose.
L’arrivée de Gertrude fait diversion. Elle est flanquée de la petite secrétaire de von Chose. Elle referme la porte derrière elles, posément, et coule sur ma pauvre personne son étrange regard.
— Connaissez-vous la recette du fringant agent secret à la broche ? demande-t-elle.
— Oui, je fais, mais si vous avez une recette particulière, allez-y.
— Par quoi commençons-nous ? s’informe-t-elle.
— Quelques coups de nerf de bœuf me paraissent tout indiqués pour une mise en train ?…
Elle se tourne vers la petite blonde.
— Il est courageux, hein ? lui dit-elle avec une pointe d’admiration dans la voix. J’aime les hommes courageux, ils m’excitent. Et vous, Gretta, ils vous excitent aussi ?
L’interpellée rougit et ne répond rien. Gertrude éclate de rire.
— J’ai envie de goûter à ce petit terroriste, murmure-t-elle…
Elle s’approche de moi, s’assied en biais sur mes genoux et pose ses lèvres sur les miennes. Sa langue incisive pénètre entre mes dents, sans façon.
Croyez-moi, on a beau avoir un pied dans la tombe et l’autre sur une peau de banane, un machin de ce genre, exécuté par une gerce baraquée comme l’est Gertrude, ça flanquerait du nerf à un ours en peluche.
Comme ils ne m’ont pas attaché la langue, je lui rends sa politesse ; je peux même vous avouer que je lui paie les intérêts.
La fille blonde qui assiste à la scène n’en revient pas. Elle nous contemple d’un air ravagé qui me ferait marrer en toute autre circonstance.
Comme l’être humain a besoin de respirer de temps à autre, Gertrude s’écarte de moi. Nous revenons à la surface.
— Il n’est pas mauvais, fait-elle d’une voix faussement ironique…
Sa poitrine se soulève avec force et tend la soie du corsage.
— Vous pouvez y goûter, Gretta, dit-elle.
Gretta baisse la tête et ne fait pas un mouvement.
— Embrassez-le ! ordonne sèchement Gertrude.
Cette souris, croyez-en ma vieille expérience, c’est une drôle de vicelarde. Elle est truffée de complexes comme une dinde de Noël l’est de marrons.
Gretta fait quelques pas vers moi. Elle se penche avec raideur et dépose un baiser furtif sur ma joue gauche.
— Mein Gott ! Ce que vous êtes timide ! s’exclame Gertrude. Vous appelez ça un baiser ? Il faut vous dégourdir, ma fille. Sur la bouche ! Je veux que vous l’embrassiez sur la bouche. Vous verrez comme c’est bon, le baiser d’un homme courageux qui va mourir…
— Avec vos manigances, je fais, c’est pas d’un caveau de famille, c’est plutôt d’un canapé que j’aurais besoin.
— Sur la bouche ! répète Gertrude, haletante… Sur la bouche, petite niaise !
Gretta pose ses lèvres sur ma bouche. Des lèvres fraîches comme de l’eau de source, dures et fruitées.
Puis elle se recule vivement.
— Bon, je fais, maintenant vous allez vous mettre au travail, je suppose, non ?
Gertrude décroche une cravache. Elle écarte la môme blonde et fait siffler son morceau de cuir.
Elle s’en donne un petit coup léger sur le poignet gauche et pousse un petit cri.
— Mais cela fait horriblement mal, dit-elle.
Elle lève la cravache et m’en balance un coup formidable en pleine poire. Pardon ! Elle doit faire quelque chose comme culture physique, la cocotte, pour avoir une force pareille. La lanière me mord les pommettes et l’oreille. Une barre de feu consume mon visage. Rappelez-vous qu’il a la tête drôlement solide, votre copain San-A., pour supporter des trucs de ce genre.
Je n’ai pas poussé le moindre soupir.
— Que pensez-vous de cela, cher ami ?
— Hum, dis-je en m’efforçant de sourire, c’est très surfait comme sensation, vous savez…
Elle pince les lèvres et remet ça à plusieurs reprises ; je suis obligé de drôlement serrer les dents pour ne pas gueuler.
Gertrude cogne comme une perdue ; elle est échevelée, livide, la sueur ruisselle sur ses tempes.
— Ne vous fatiguez pas, fais-je, en conjuguant mes dernières forces. Vous ne me ferez pas parler, d’abord parce que je ne sais rien, et puis parce que la douleur et moi avons passé depuis belle lurette un pacte d’amitié.
— Oh ! toi, grince-t-elle.
Elle se tourne vers Gretta.
— Allez prévenir von Gleiss qu’il commande le peloton ; je veux que cet homme soit fusillé immédiatement.
Gretta quitte la pièce sans un mot.
— Je serai là, dit-elle, et je vous regarderai dégringoler, commissaire. Avez-vous vu fusiller des hommes ? Ils reçoivent une secousse terrible et ont des soubresauts de carpe…
— Gertrude, je murmure, je voudrais que vous me fassiez une promesse, une ultime, vous ne pouvez pas refuser cela à un homme qui va quitter ce monde.
— Ah, ah ! triomphe-t-elle, le lion s’attendrit. Voyons ce que vous désirez…
— Gertrude, en mémoire de moi, promettez-moi d’aller consulter un psychiatre !
Elle pousse un épouvantable juron et me gifle à deux reprises.
— Vous êtes un…, commence-t-elle.
— Je sais, interromps-je. C’est de naissance…
Elle sort en faisant claquer ses talons sur le ciment.
Les soldats radinent, me délient et me grimpent à ma cuisine pour que j’y attende l’heure de ce que les journaleux ont baptisé le « châtiment suprême ».
Je m’affale sur le carrelage, la téterre pleine de sons de cloche. Je pousse un cri, en tombant, quelque chose m’a meurtri la hanche. Je regarde le sol, il n’y a rien. Je mets la main à ma poche, je sais pourtant que je ne puis rien y découvrir car j’ai été fouillé de fond en comble et on ne m’a pas laissé un bouton de col.
Je tire un couteau. Une superbe lame à cran d’arrêt. D’où qu’il sort celui-là ? C’est le petit Jésus qui me l’a glissé dans le sac à morlingue ou bien le père Noël ?
Je le regarde d’un œil rêveur.
Ça ne serait pas plutôt la môme Gretta ?
Deuxième partie
FRANCO DE PORT
Personne n’a jamais gagné la guerre avec un couteau, fût-ce un couteau à cran d’arrêt. Dans ma situation, cette lame m’est à peu près aussi utile qu’une boîte de bouillon Kub.
Une lame contre une compagnie d’Allemands en armes, c’est pas lerche, vous en conviendrez.
Plus j’y songe, plus je comprends que c’est la blonde Gretta qui m’a glissé le couteau dans la poche. J’aurais préféré une mitrailleuse jumelée, mais à cheval donné on ne doit pas regarder les dents, comme se tue à me le répéter Félicie. Gretta doit avoir de la sympathie pour moi. Elle a voulu faire un petit quelque chose et, tandis que l’autre bouillaveuse lui ordonnait de m’embrasser, elle m’a fait ce petit cadeau. C’est gentil… Ceci vous prouve qu’y a des gonzesses qui ont de l’éducation ; et puis, bien que ce gentil couteau manque d’efficacité, dans mon cas il est plus appréciable qu’une entrée au Salon de l’auto…
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