Quelque chose d’imprévisible se produit brusquement. Nini a retrouvé ses esprits. Brisée mais consciente, elle se traîne comme une otarie blessée jusqu’au fauteuil de la Baleine.
Elle lui prend alors la main, doucement. Porte celle-ci à sa joue et balbutie d’un ton noyé :
— Oh, ma chérie, ma chérie, vous avez été sublime !
Et puis c’est la horde.
En vrac, en nombre, en foule. Les voisins, Police Secours, Mathias, les ambulanciers, des passants, des chiens errants, un curé. Une ruée insensée. Des femmes en chemise de nuit, d’autres en robe du soir. Des messieurs en pantoufles, des chauffeurs de taxi, des étrangers de Paris, des Français d’ailleurs, une concierge sans balai, une ballerine sans concierge, un violoniste tuberculeux, trois gardiens de la paix du Cantal, un égoutier de nuit fonctionnant à l’acétylène, une souris de Pigalle, deux tapettes de la rue Budé, une bouquetière, un boutiquier ; un unijambiste ferme la marche !
Pour lors je réagis. Si je nous laisse investir, c’est la fin de tout ! Je sollicite les matuches, me fais connaître d’eux et les mobilise. Mission : dissiper la populace. Je charge les ambulanciers d’ambulancer les plus blessés (on ne peut panser à tout). L’abeille laborieuse, mes gamines ! Je suis omniprésent. Me dépense sans attendre la mornifle ! Assignant des postes ! Précisant des fonctions et la manière de les exercer. Votre San-Antonio vient de trouver son deuxième souffle, de becter ses spinachs, de décréter l’état de siège. Les gougnettes les plus tuméfiées sont évacuées. Je déclare aux archers de la maison pébroque que je me chargerai du rapport. Tu parles ! Il va être coquet, le rapport ! Mathias soigne Béni à la fine Champagne. Berthe, touchée par la grâce (et par la grosse) bassine les tempes de Nini en lui demandant pardon de l’avoir un tout petit peu massacrée. Dites, est-ce que la Baleine verserait dans l’aïoli en vieillissant ? Quant à Mme Pinuche, elle s’occupe de son époux avec onction, componction, attention et noblesse de cœur.
— Monsieur Finaud, lui dit-elle, je vous soigne parce qu’il est de mon devoir d’épouse d’agir ainsi, mais vous n’êtes qu’un scélérat méprisable et je vous préviens que tout est terminé entre nous. Ma religion m’interdisant de réclamer le divorce, je continuerai donc de partager votre misérable existence, à cela près toutefois que je ne vous accorderai jamais plus la moindre faveur. Vous irez donc assouvir vos bas instincts dans ces antres spécialisés, en compagnie de créatures auxquelles on ne peut souhaiter que la miséricorde de Dieu et la prophylaxie des hommes.
Il se décloaque doucettement, le Débris. Il défloconne de la pensarde par petites poussées en entendant sa bermégère.
— Mais je n’ai rien fait, balbutie-t-il. Tu te méprends, ma Douceur. San-Antonio te confirmera que…
La dame se signe en me toisant.
— Il ne me confirmera rien, déclare-t-elle sèchement, car je ne prêterai plus l’oreille aux louches paroles du démon. Un chef se doit de donner l’exemple, non d’entraîner ses collaborateurs dans les temples du vice.
Vieille tarte, va ! Ah, ces sales foireuses blettes ! Ces maussades de la vie qui s’ablutionnent le trésor à l’eau bénite pasteurisée ! Ah, les guenuches infectes aux sentences toujours prêtes ! Tu voudrais leur faire déferler sur la carcasse un régiment de Mongols en rat !
Je me détourne de la chaisière. J’aimerais me servir du porte-cierges de la Trinité comme d’un barbecue pour lui faire frire les rancœurs à cette carne qui sent la crypte mal aérée.
— Mathias, dis-je au rouquin, laisse tomber ce goret et monte sur la terrasse en compagnie d’un des agents. Par une brèche pratiquée dans la barrière tu découvriras au clair de lune le cadavre d’un homme. Essayez de le récupérer sans vous payer un valdingue dans la cour. Lorsqu’il sera à disposition, examine-le et fouille-le. Je veux connaître la date approximative de sa mort, comment on l’a assassiné, son identité, etc. Fais-toi apporter de la lumière et contrôle toute la terrasse pour t’assurer s’il y subsiste ou non des taches de sang. Je veux savoir à quel endroit précis on l’a buté.
— Je ferai de mon mieux, monsieur le commissaire, promet Mathias.
Ce qu’il y a de chouette avec lui, c’est qu’il fournit toujours un maximum de réponses en posant un minimum de questions. Il s’étonne de rien, le Rouillé. Il regarde la vie à travers son microscope, si bien que les plans généraux lui échappent. Le temps de compter jusqu’à un, il a disparu par l’escalier en pas de vis (ici il serait plutôt en pas de vice).
Je fais signe à Nini.
— Venez un peu par ici qu’on cause : votre petite femme a mis les bouts de bois et il est urgent qu’on la retrouve.
J’aimerais que vous matiez la mère Nini, dans quel pitoyable état elle se trouve après le coup de sang de Berthy ! Un coquard vert foncé sur l’œil. Une pommette en coquelicot. La lèvre supérieure grosse comme un pneu de mobylette. L’oreille droite décollée du bas. Une manche de sa chemise arrachée découvre le tatouage qu’elle porte au bras. Ça représente bien classiquement un cœur percé d’une flèche. Au-dessus du dessin, on avait initialement écrit : A x… pour la vie. Mais postérieurement, on a rayé le prénom pour le surmonter d’un autre qui fut raturé également par la suite. Si bien que le Rebecca qui éclate en caractères flamboyants au-dessus de l’édifice semble être souligné deux fois.
— Vous avez servi dans la marine, je parie ? soupire Berthe en découvrant ces graffitis.
Nini a un sourire mystérieux. La goulue a servi dans bien d’autres corps.
Sans entrain et en claudiquant bas elle me rejoint.
— Vous avez une idée de l’endroit où Rebecca est allée ? lui demandé-je.
— Aucune, répond la tuméfiée.
— J’ai besoin de savoir.
— Moi aussi, riposte l’hermafreuse.
Elle avise une blonde abandonnée au creux d’un canapé.
— Jacky, appelle-t-elle. Elle est partie de quelle façon, Rebecca ?
L’autre se désole parce qu’elle saigne du nez. Elle se bourre du Kleenex roulé en tampon dans les éteignoirs afin de stopper l’hémorragie, mais ça raisine mochement sur son chemisier.
— Brusquement, répond-elle à travers des bouts de sanglots. Elle est allée écouter le vieux rat pourri, là (elle montre Pinuche) qui téléphonait. Alors elle nous a déclaré, tout de go : « Il faut que je file, ça se gâte. Vous direz à Nini que je suis désolée pour elle, mais que ça n’est pas ma faute. Amusez ces bonshommes pour qu’ils ne s’aperçoivent pas tout de suite de mon départ. » On n’a pas eu le temps de la questionner, elle avait déjà filé. Nous, on se demandait ce qui se passait… D’ailleurs, je me le demande toujours. Tu parles d’une réunion de prévacances !
Un silence succède, entrecoupé de gémissements divers.
— Où habite le beau-frère bijoutier de la môme ? demandé-je au compositeur.
— Nouvelle Avenue du Général-de-Gaulle, à Saint-Franc-la-Père, répond Nini qui est déjà retournée s’asseoir au côté de Berthe.
Elle ajoute distraitement, car après un état de crise aiguë on se laisse volontiers aller à des considérations superflues : « Avant il habitait Avenue du Général-de-Gaulle, mais à la mort de ce dernier on a rebaptisé l’unique rue du pays, qui portait déjà le nom du héros. »
Nanti de ce précieux renseignement, je retourne sur la terrasse.
Mathias et l’agent qu’il a mobilisé ont mené à bien l’opération « pêche à l’asticot ». Le sieur Vladimir X… est maintenant étalé au bord de la trappe, prêt à quitter l’immeuble.
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