Vous entendez ?
À coups de pompe, mon valeureux collègue fait fuir le lion.
Et il rouscaille, Béru.
— Allez coucher ! Vite ! À la niche !
Des employés armés de piques se précipitent, sortent le clown inanimé… Alors Béru, sous les yeux de l’assistance, remet posément son soulier de clown et, posément, digne, en vrai brave homme, il sort de la cage.
On applaudit. On le congratule. Il fend la foule en délire, s’approche de moi.
— Ce couillon a voulu se planquer dans la cage, dit-il. Mais le Brutus qu’aime les clowns a voulu le bouffer. J’ai entendu crier le Graff, je sus t’arrivé à temps !
Je le presse sur ma poitrine.
— Bravo, Gros. Je savais que tu étais gonflé. Du reste ça se remarque, mais à ce point ! Un lion !
Alors il a ce mot merveilleux. Charmant, aussi.
— Vois-tu, San-A., quand on a passé vingt-cinq ans avec une grognace comme la Berthe, c’est pas un lion mité qui peut vous foutre la trouille.
D’un revers de manche il essuie son front en sueur.
— T’as vu si je te l’ai dompté, ce roquet à crinière ? Et avec un soulier, juste avec un soulier, je te prie d’observer…
Je lui claque l’omoplate.
— Si tu veux le fond de ma pensée, Gros, murmuré-je, c’est pas tellement le soulier qui l’a effrayé…
— C’est quoi t’alors ?
— L’odeur !
— Quelle odeur ?
— Mais la tienne, voyons !
Il s’égosille.
— J’ai une odeur, moi ! Tu oses dire que j’ai une odeur ?
— Dame, tu étais déchaussé !
Ça le désoriente, car Béru, c’est la loyauté même.
— Remarque, fais-je pour le consoler, j’appelle ça une odeur. Ça n’est peut-être après tout qu’un parfum. Seulement il est violent !
— Bon, qu’est-ce qu’on fiche, maintenant ? Tu sais que j’ai faim ?
— Plus tard, promets-je, tu pourras te remplir.
« Pour l’instant nous allons tenter un nouvel exploit.
— Lequel-ce ?
— Nous allons essayer de passer par un trou d’épingle, Gros.
— Faut encore que tu dises des âneries, gémit Bérurier. T’es terrible. On se demande comment que t’as pu faire une carrière dans la poule en étant aussi couillon.
CHAPITRE XIX
Dans lequel je vous dis tout…
pour ne rien vous cacher
— Onze heures, fait le Gravos, tu crois que c’est une heure pour rendre visite aux gens ?
— Aux gens, non, conviens-je. Mais au maire d’un pays lorsqu’on procède à une enquête, oui, sûrement.
Là-dessus je me remets à tabasser la lourde.
Une voix ensommeillée se met à mugir dans un coin de la ferme :
— Qu’est-ce que c’est ?
Puis de la lumière filtre à travers les intervaux d’un volet (qui est un volet de ferme).
— C’est la police, m’sieur le maire ! riposté-je de mon ton le plus engageant. (Engagez-vous, rengagez-vous dans les troupes coloniales.)
Il s’écoule un temps. Puis un monsieur un peu gros, pas très vieux, plus très jeune, et ayant du poil aux oreilles, nous ouvre sa porte hospitalière.
Il porte une chemise de nuit. Une veste de chasse, des sabots et une casquette.
C’est pas exactement la réception à Buckingham Palace, mais ça pourrait, pour peu qu’il eût un parapluie et le teint plus rouge.
— Qu’est-ce qui vous arrive ? demande-t-il. Vous êtes franchement de la police ?
— Oui, m’sieur le maire, franchement, voyez Pluto, comme dirait Walt Disney.
Il regarde nos cartes.
— Un crime ?
— De guerre. C’est vous dire qu’il y a prescription.
Nous entrons dans une salle de ferme et l’Éminent et moi posons nos parties pile sur la surface d’un banc.
— Excusez-nous de vous réveiller, je…
Là je lui place le couplet sur mes regrets de l’éveiller, lui qui emmène sa femme dans les champs de si bonne heure pour la bourrer.
Il dit « Kaslan’tienne », ce qui, en français, signifierait « aucune importance ».
J’entre donc dans le vif du sujet…
— Qui était maire de cette commune en 40 ?
— Mon père. Nous sommes maires de père en fils !
— Bravo. Vous étiez dans la commune ?
— Oui, figurez-vous que j’étais en congé de blessure. On m’avait mobilisé, mais en janvier 40 j’ai été blessé…
— Une escarmouche ?
— Non, un coup de manivelle d’auto dans le bas-ventre. C’est douloureux…
— Et comment. Vive le démarreur !
La glace est rompue, comme disent les Lapons quand ils vont à la pêche. On cause.
Je lui relate l’anecdote Graff concernant l’échauffourée.
— Ça vous dit quelque chose, m’sieur le maire ?
À sa mine je comprends qu’oui. Il a une tête d’hilare.
— Vous pensez ! Ça s’est passé sur not’terre, à six cents mètres d’ici.
« On était dans le grenier à foin. On a tout vu, le père, ma sœur, moi et ma mère… Les motocyclistes allemands sont arrivés par le bois du Gros-Cornard…
(Bérurier toussote.)
— Et alors ?
— Ça fait une patte d’oie. Le convoi français se composait de trois autos. Les verts-de-gris de trois motos.
« Y se sont mis à canarder les Français. Avec leurs mitraillettes qu’ils avaient en bandoulière, c’était pas difficile ! Les Français sont tombés. Mais ils ont fait usage de leurs z’armes et du côté allemand ça a dégringolé pareillement. Et puis ça s’est tassé. Bon…
Il va chercher un kil de rouge et trois verres.
Le regard de Béru fait tilt. S’il reste plus d’une heure sans s’humecter le moulin à fadaises il est malheureux, le dompteur de Brutus.
On écluse trois rations et, bien que ce picrate ait un goût prononcé de n’y-revenez-pas, nous sentons que nos brèches sont presque colmatées et que nous allons pouvoir établir une tête de pont.
— Alors, cher maire, après ?
Il rajuste sa casquette, boutonne le dernier bouton de sa veste, se gratte l’entrejambe et poursuit :
— Restait plus qu’un Fritz. S’est mis à fouiller les bagnoles. N’a sorti z’un coffre qu’il a fait sauter la serrure. Puis il l’a refermé et il s’a mis à chercher z’autour de lui…
« Le v’là t’y pas qu’avise l’étang de la Belle-Malelavée ? C’t’oiseau prend le coffre sur le tansside de sa moto… On s’d’mande comment l’a pu le charrier jusque là-bas. L’est allé décrocher z’une barque. Le met dessus. Rame au milieu du centre de l’étang… Et vlouff ! Carabate son coffre dans la flotte. Ensuite, l’est revenu… Qu’est-ce qui arrive ? Y se trouve nez à nez avec un lieutenant français qui faisait partie du convoi français et qu’avait repris ses esprits pendant durant ce temps. Mon vieux ! Le Frizou sort son pistolet… Le lieutenant qu’était en uniforme, je vous le fais remarquer, lève le bras pour se rendre. Et mon saligaud de Fritz lui tire dessus. Ensuite y s’approche d’un de ses hommes qui lui aussi se ranimait. Et pan ! pan ! lui tire dessus !
« Qu’est-ce que vous z’en dites ?
On n’en dit rien. On se retient de respirer au contraire.
— Après, ce sale zigoto remonte sur sa moto et le v’là parti. Nous autres, le père, ma sœur, moi et ma mère, on s’est amenés là-bas… Eh ben, vous me croirez si que vous voudrez, mais ce pauv’ lieutenant français vivait encore, avec tout ce plomb dans le ventre. C’est nous qu’on l’a chargé sur not’ tombereau et qu’on est allés le mener à l’hôpital… Même qu’il a guéri et qu’il nous a, par la suite, je vous cause plusieurs années plus tard, envoyé une carte postale d’Indochine. C’est vous dire… Il nous a écrit rapport à l’article dans France Dimanche à not’ sujet, où le journaliste racontait le coup du coffre.
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