Thilliez, Franck - L'anneau de moebius
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Le jeune lieutenant remonta la fermeture de son blouson jusqu’au cou.
— Ce type a peut-être croisé Leroy une fois, une seule petite fois, et il a décidé d’en faire sa victime. Il frappe alors très vite, probablement dans la semaine. Sadisme, crime élaboré, organisé et filmé, volonté probable de transmettre un message. Merde, ça craint. Tu sais ce que ça pourrait signifier ?
Wang se frictionna les mâchoires.
— Arrête, mec. En quinze ans de carrière, je n’en ai vu qu’un seul.
— Un tous les quinze ans, ça me paraît possible, non ?
— Allez, tire-toi. Va plutôt mater Dragon rouge , et me casse pas les couilles avec tes tueurs en série. On n’a qu’un seul crime je te signale ! C’est quoi cette manie des jeunes de n’avoir que ce mot à la bouche ?
— Ce n’est pas moi qui l’ai prononcé, je n’ai jamais parlé de tueur en série. C’est toi.
Wang lui tendit un doigt d’honneur, et annonça :
— On va boire un coup dans une heure, avec Joffroy et deux, trois collègues. On se réunit tous les vendredis soir. T’en es ?
— Non, désolé, Céline m’attend.
— Les autres aussi ont une gonzesse à la maison, et alors ? Tu veux un bon conseil ? Viens avec nous. On n’a pas encore vu ta première biture.
Vic secoua la tête.
— Je ne bois pas d’alcool, désolé.
— Dans ce cas, te plains pas s’ils t’ont pas à la bonne, mec. Tu mets des baskets, tu brosses Mortier dans le sens du poil, et tu crois que ça te rend intouchable ? Flic, c’est pas que traîner sur des scènes de crime.
Sur ce, Vic se retourna et disparut.
Avec la furieuse envie de lui coller son poing dans la figure.
17. VENDREDI 4 MAI, 17 H 53
À peine rentré du cimetière, après une rasade de whisky, Stéphane s’était enfermé dans la semi-obscurité de Darkland. D’après le mot sur la table de la cuisine, Sylvie était partie chez le coiffeur. Lui aussi avait laissé un message. « Je travaille dans mon atelier. Merci de ne pas me déranger. Je remonte tout à l’heure. » Et il avait ajouté : « Bisous ».
Le buste de Carla Martinez trônait, inachevé, avec ses cils à moitié confectionnés, sa gorge à demi tranchée, sa bouche tordue de douleur. Elle le fixait étrangement, comme si elle affrontait son bourreau, celui qui, du tranchant de sa lame, venait de lui arracher la vie. Stéphane déposa les yeux de verre dans une coupelle. Ces foutus mannequins paraissaient plus vrais que nature.
Il installa une couverture dans un coin, entre Hauntedmouth et Darkness, s’y assit et jeta sur le côté un moulage de figure brûlée. Il tremblait. Le visage mauvais d’Eva Montieux, ses mots empoisonnés, ne le quittaient plus.
Une pensée, surtout, tournait en boucle dans sa tête : si la petite n’avait pas refait son lacet, elle se serait de toute évidence retrouvée sur la route, devant ses roues. Donc il n’était pas cinglé, son coup de frein avait un sens. Pas dans l’espace, mais dans le temps.
Oui, il avait vu Gaëlle Montieux traverser la route. Il l’avait probablement vue dans un rêve dont il n’avait plus le souvenir. Et un fragment de ce rêve oublié avait dû affleurer jusqu’à sa conscience, lui donnant une impression de déjà-vu.
Sauf que quelque chose s’était déréglé. Un léger décalage entre imaginaire et réalité qui ne lui avait pas permis d’empêcher le drame. Ce lacet défait…
Depuis tout petit, peut-être, ses songes avaient cherché à lui parler, à l’avertir d’un malheur. Il se rappela de ses dessins, à l’école, sur lesquels s’étaient penchés les psychiatres. Tous ces signes anodins, incompréhensibles pour les autres, pour lui-même.
Il fixa Darkness, en face de lui. Ce monstre qui portait son propre visage, avec son crâne ouvert, et cet autre lui-même, minuscule, à l’intérieur.
Cet autre lui-même…
Il frissonna.
« Et vous, croyez-vous seulement en Dieu ? »
Depuis hier, le jeudi 3 mai 2007,6 h 30 du matin, quelque chose venait de changer. Un événement fondamental. Stéphane se souvenait clairement de ses rêves.
Ce qu’il voyait de l’autre côté n’était pas franchement beau, mais s’agissait-il juste de signes ? D’une version amplifiée, déformée, noircie et regroupée dans une même et unique histoire de ce qui pourrait se produire autour de lui ? Une manière de l’avertir ? Mais qui cherchait à le prévenir ? De quoi ? Et pourquoi lui ?
Il songea de nouveau aux propos d’Eva Montieux, au fait que son destin à lui ait percuté celui de la petite. Pourquoi avait-il freiné à la borne ? Et s’il avait essayé d’éviter un accident qui aurait dû se produire de toute façon ? Et s’il avait essayé de changer les choses ?
Stéphane ferma les yeux. Ici, au sous-sol, on n’entendait rien d’autre que le murmure de la vieille tuyauterie, et le déclenchement lointain du ballon d’eau chaude. Des bruits hypnotiques, parfaits pour s’endormir.
Il devait aller à la rencontre de ses rêves. En saisir la signification.
Il s’enroula dans la couverture. Trop d’images, de cris bourdonnaient encore dans sa tête. Il s’en voulait tellement d’abandonner Sylvie dans cet état d’incompréhension. Évidemment, il n’allait rien lui dire de sa conversation avec la mère de la petite, cela envenimerait encore une situation déjà bien critique. Sylvie en avait tant supporté, à ses côtés. Les interminables mois de convalescence après son saut du train. Son traumatisme crânien après le drame avec Gaëlle Montieux. Les allers et retours chez les psychologues, les hypnotiseurs, les psychiatres. Les longues crises d’angoisse et de repli sur soi, les médicaments abrutissants.
Sans oublier la peur qu’un jour son mari y reste définitivement.
Stéphane se sentait complètement perdu, impuissant. Devait-il garder tout cela pour lui ? Qui pouvait le comprendre, si même lui ne se comprenait pas ? Combien de temps Sylvie tiendrait-elle ainsi ?
Et lui, combien de temps survivrait-il, terré dans le sous-sol de sa gigantesque maison ?
Il éteignit la lampe, une boîte de somnifères à côté de lui. Il en prendrait, s’il le fallait. Il devait dormir. À tout prix.
Le manque de sommeil des nuits précédentes se faisait ressentir. Au bout de quelques minutes, il flottait déjà sur un nuage. De Sylvie ne restait plus qu’une ombre, de Gaëlle un cri étouffé perdu au milieu de son inconscient. Seules dansaient, dans cette pièce froide et profonde, les silhouettes de ses bêtes monstrueuses.
Quand ses paupières ne furent plus que deux lourdes portes infranchissables, il se sut prêt.
Prêt à braver l’enfer de ses cauchemars.
TROISIÈME RÊVE : LES TROIS PARQUES
18. VENDREDI 4 MAI, 18 H 25
Face à un miroir, Stéphane plissa les yeux et tira la peau de ses joues sous son crâne rasé. Les trois griffures ne laissaient plus paraître que de fines traînées roses, elles cicatrisaient. Il se toucha l’œil en grimaçant, tourna le robinet d’eau froide et s’aspergea le visage.
Il se déplaça jusque dans la chambre, minuscule cube de plâtre et de tapisserie verte à rayures jaunes. Il amplifia le son du téléviseur accroché au mur, au-dessus d’un petit placard.
Il s’approcha d’un lit double, recouvert de draps d’hôtel et d’un horrible édredon blanc. Même au maximum, le son couvrait péniblement les halètements et les cris sans équivoque qui émanaient des chambres voisines.
Dehors, des tronçonneuses hurlaient, des arbres chutaient dans un fracas assourdissant.
Stéphane s’assit sur le matelas. Face à lui, sur le mur, était inscrit de sa propre écriture : « Rester loin de Mélinda », « Surveiller Sylvie ». En dessous, plus à gauche : « Fuir avec Sylvie loin de la maison, tout de suite », « Ignorer les rêves ». Puis encore : « Tes messages BP 101 », « Noël Siriel »…
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