Carlos Zafón - Le jeu de l'ange

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Le lit était soigneusement fait. Face à lui, une commode supportait une série de photos encadrées. Toutes, sans exception, représentaient un enfant aux cheveux clairs et au visage enjoué. Ismael Marlasca. Sur certaines, il posait avec sa mère ou d'autres enfants. Diego Marlasca n'apparaissait sur aucune.

Le bruit d'une porte dans le couloir me fit sursauter et je sortis en laissant les photos telles que je les avais trouvées. La porte de la chambre située au bout du couloir continuait de battre. Je m'autorisai une brève halte avant d'entrer. Je respirai profondément et ouvris.

Tout était blanc. Les murs et le plafond étaient peints dans un blanc immaculé. Des rideaux de soie blanche. Un petit lit couvert de draps blancs. Un tapis blanc. Des étagères et des armoires blanches. Après la pénombre qui régnait dans toute la maison, ce contraste me voila la vue pendant quelques secondes. La pièce paraissait sortir d'un rêve, une vision de conte de fées. Des jouets et des livres imagés étaient posés sur les étagères. Un arlequin en porcelaine grandeur nature était assis devant une table de toilette, face à son reflet dans le miroir. Un mobile d'oiseaux blancs était suspendu au plafond. À première vue, cela ressemblait à la chambre d'un enfant gâté, Ismael Marlasca, mais il s'en dégageait l'atmosphère oppressante d'une chambre mortuaire.

Je m'assis sur le lit et poussai un soupir. À cet instant, seulement, je me rendis compte que cette pièce abritait quelque chose d'insolite. D'abord l'odeur. Un remugle douceâtre flottait dans l'air. Je me relevai et inspectai les alentours. Sur un chiffonnier était posée une assiette de porcelaine portant une bougie noire dont la cire fondue formait une grappe de larmes obscures. Je me retournai. L'odeur semblait venir de la tête du lit. J'ouvris le tiroir de la table de nuit et y trouvai un crucifix brisé en trois morceaux. La puanteur était plus proche. Je fis deux fois le tour de la chambre, mais fus incapable d'en trouver la source. Soudain, j'aperçus ce que je cherchais sous le lit : une boîte en fer-blanc, comme celle où les enfants rangent leurs trésors. Je la plaçai sur le lit. La puanteur était à présent beaucoup plus nette et pénétrante. J'ignorai ma nausée et ouvris la boîte. À l'intérieur reposait une colombe blanche, le cœur percé d'une aiguille. Je fis un pas en arrière en me bouchant le nez et la bouche, et reculai jusqu'au couloir. Les yeux de l'arlequin, avec son sourire de chacal, m'observaient depuis le miroir. Je courus vers l'escalier et m'y précipitai pour gagner le couloir conduisant au salon de lecture et à la porte du jardin que j'avais réussi à ouvrir. Un moment, je crus m'être perdu, et j'eus l'impression que la maison, comme une créature capable de déplacer les couloirs et les pièces à sa guise, refusait de me laisser m'échapper. Finalement, j'aperçus la galerie vitrée et courus à la porte. J'entendis alors derrière moi ce rire sarcastique qui m'apprit que je n'étais pas seul. Je me retournai un instant et entrevis une silhouette sombre qui m'observait du fond du couloir, un objet luisant à la main : un couteau.

La serrure céda sous mes mains et je poussai violemment la porte. Mon élan me fit tomber à plat ventre sur les dalles de marbre entourant la piscine. Mon visage se retrouva tout près de la surface de l'eau et je sentis son odeur de décomposition. Je scrutai les ténèbres du fond de la piscine. Une éclaircie s'ouvrit dans les nuages et la lumière du soleil s'insinua dans l'eau, balayant la mosaïque disjointe. La vision dura à peine quelques secondes. La chaise roulante avait basculé et gisait sur la mosaïque. La lumière poursuivit son chemin vers la partie la plus profonde de la piscine, et c'est là que je la trouvai. Un corps enveloppé dans une robe blanche effilochée reposait contre la paroi. Je pensai d'abord qu'il s'agissait d'un mannequin, les lèvres écarlates rongées par l'eau et les yeux brillants comme des saphirs. Ses cheveux rouges oscillaient lentement dans les eaux putréfiées et la peau était bleue. C'était la veuve Marlasca. Juste après, l'éclaircie dans le ciel se referma et les eaux redevinrent un miroir obscur où je ne parvins plus qu'à voir mon visage et, derrière moi, une silhouette qui se matérialisait sur le seuil de la galerie, le couteau à la main. Je me relevai en toute hâte et courus vers le jardin, traversant le bouquet d'arbres, me griffant la figure et les mains aux broussailles, pour rejoindre le portail métallique et sortir dans le passage. Je continuai de courir et ne m'arrêtai qu'arrivé sur la route de Vallvidrera. Une fois là, hors d'haleine, je constatai que la Casa Marlasca était de nouveau cachée au fond du passage, invisible au reste du monde.

37.

Je revins chez moi par le même tramway, parcourant la ville de minute en minute plus sombre sous un vent glacé qui soulevait les feuilles mortes des rues. En descendant place Palacio, j'entendis deux marins venant des quais parler d'un orage qui arrivait de la mer et frapperait la ville avant la nuit. Je levai les yeux et constatai que le ciel se couvrait peu à peu d'un manteau de nuages rouges qui s'étalaient sur la mer comme du sang répandu. Dans les rues avoisinant le Paseo del Born, les habitants se hâtaient de consolider portes et fenêtres, les commerçants fermaient leurs boutiques avant l'heure et les enfants sortaient dans la rue pour jouer à lutter contre le vent, bras en croix et riant à chaque lointain coup de tonnerre. Les réverbères clignotaient et la lueur des éclairs teignait les façades d'une lumière blanche. Je me dépêchai de gagner le portail de la maison de la tour et montai les marches quatre à quatre. Le grondement de l'orage qui approchait passait à travers les murs.

Il faisait si froid dans la maison que mon haleine se matérialisait dans le couloir d'entrée. J'allai directement à la chambre où se trouvait un vieux poêle à charbon dont je ne m'étais servi que quatre ou cinq fois depuis que je vivais là et l'allumai avec des vieux journaux secs. Je fis aussi du feu dans la galerie et m'assis au sol devant les flammes de la cheminée. Mes mains tremblaient et je ne savais si c'était de froid ou de peur. J'attendis que la chaleur me pénètre en contemplant le réseau de lumière blanche que les éclairs traçaient sur le ciel.

La pluie n'arriva pas avant le soir et, lorsqu'elle commença de tomber, elle s'abattit en nappes de gouttes furieuses : en quelques minutes à peine ce fut la nuit, toits et ruelles disparurent sous un rideau de noirceur qui frappait avec force les murs et les vitres. Peu à peu, entre le poêle à charbon et la cheminée, la maison se réchauffa, mais je continuais d'avoir froid. Je me levai et allai dans ma chambre pour y chercher des couvertures. J'ouvris l'armoire et fouillai dans les deux grands tiroirs du bas. L'étui était toujours là, caché au fond.

Je l'ouvris et restai en arrêt devant le vieux revolver de mon père, tout ce qui me restait de lui. Je le soupesai et en caressai la détente de l'index. Je dégageai le barillet et y introduisis six balles de la boîte de munitions qui se trouvait dans le double fond de l'étui. Je laissai la boîte sur la table de nuit et emportai le revolver et une couverture dans la galerie. Une fois là, je m'affalai sur le canapé et laissai errer mon regard sur la tempête derrière les vitres. J'entendais le tic-tac de la pendule sur la tablette de la cheminée. Je n'avais pas besoin de la consulter pour savoir qu'il me restait à peine une demi-heure avant ma rencontre avec le patron dans la salle de billard du Cercle hippique.

Je fermai les yeux et l'imaginai traversant les rues de la ville désertes et inondées. Je l'imaginai assis sur la banquette arrière de sa voiture, ses yeux dorés brillant dans l'obscurité, et l'ange d'argent sur le capot de la Rolls-Royce s'ouvrant un chemin dans la tempête. Je l'imaginai immobile comme une statue, sans une respiration, sans un sourire, totalement inexpressif. Un temps, j'écoutai le bruit des bûches qui brûlaient et de la pluie derrière les vitres, puis je m'endormis, l'arme dans la main, avec la certitude que je n'irais pas au rendez-vous.

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