Carlos Zafón - L'ombre du vent

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Des gabardines grises sur pantins de cendre.

– Où est-il ? hurla Fumero en écartant mon père d'une poussée de la main et en se précipitant dans la salle à manger.

Mon père fit mine de le retenir, mais un des agents qui suivaient l'inspecteur l'attrapa par le bras 448

L’ombre du vent

et le plaqua contre le mur, en le maintenant avec l'impassibilité et l'efficacité d'une machine habituée à ce travail. C'était l'individu qui nous avait suivis, Fermín et moi, celui qui m'avait tenu pendant que Fumero tabassait mon ami devant l'asile de Santa Lucia, celui qui m'avait surveillé deux soirs plus tôt. Il m'adressa un regard vide, indéchiffrable. J'allai à la rencontre de Fumero, en affichant tout le calme que j'étais capable de simuler. Les yeux de l'inspecteur étaient injectés de sang. Une balafre récente zébrait sa joue gauche, bordée de sang séché.

– Où est-il ?

– Qui ?

Fumero baissa les yeux et hocha la tête en marmonnant quelque chose pour lui-même. Quand il releva la tête, il avait un sourire canin aux lèvres et un pistolet à la main. Sans détourner les yeux des miens, il donna un coup de crosse dans le vase de fleurs fanées sur la table. Le vase éclata en morceaux, l'eau et les fleurs se répandirent sur la nappe. Malgré moi, je sursautai. Mon père vociférait dans l'entrée, entre les deux agents. Je pus à peine saisir ce qu'il disait.

Tout ce que j'étais capable de comprendre, c'était la pression glacée du canon de revolver enfoncé dans ma joue, et son odeur de poudre.

– Ne te fous pas de moi, petit merdeux, ou ton père devra ramasser ta cervelle sur le plancher. Tu entends ?

J'acquiesçai en tremblant. Fumero appuyait le canon de son arme avec force sur ma joue. Je sentis qu'il me déchirait la peau, mais je ne risquai pas le moindre mouvement.

– Je te le demande pour la dernière fois : où est-il ?

449

Ville d'ombres

Je vis ma propre image reflétée dans les pupilles noires de l'inspecteur qui se contractaient lentement tandis que, du pouce, il armait le percuteur.

– Il n'est pas ici. Je ne l'ai pas vu depuis midi C'est la vérité.

Fumero resta immobile pendant près d'une demi-minute, en me labourant le visage avec le revolver et en se passant la langue sur les lèvres.

– Lerma ! commanda-t-il. Jette un coup d'œil.

L'un des agents s'empressa de faire le tour de l'appartement. Mon père se débattait en vain entre les mains du troisième policier.

– Si tu m'as menti et si nous le trouvons ici, je te jure que je casse les deux jambes à ton père, murmura Fumero.

– Mon père ne sait rien. Laissez-le tranquille.

– C'est toi qui ne sais pas à quel jeu tu joues.

Mais dès que j'aurai chopé ton ami, fini de jouer. Ni juges, ni hôpitaux, ni rien de toutes ces conneries.

Cette fois, je me chargerai personnellement de le retirer de la circulation. Et je jouirai en le faisant, crois-moi. Je prendrai mon temps. Tu peux le lui dire si tu le vois. Parce que je le trouverai, même s'il se cache sous les pavés. Et toi, tu portes le numéro suivant.

L'agent Lerma réapparut dans la salle à manger et échangea un regard avec Fumero, un bref signe négatif. Fumero relâcha sa pression sur le percuteur et éloigna le revolver.

– Dommage, dit-il.

– De quoi l'accuse-t-on ? Pourquoi est-il recherché ?

Fumero me tourna le dos et alla vers les deux agents qui, à son signal, lâchèrent mon père.

– Vous vous en souviendrez, cracha ce dernier.

450

L’ombre du vent

Les yeux de Fumero s'attardèrent sur lui.

Instinctivement, mon père recula d'un pas. J'eus peur que la visite de l'inspecteur ne fasse que commencer mais, soudain, Fumero hocha la tête en ricanant tout bas et quitta l'appartement sans plus de cérémonie.

Lerma le suivit. Le troisième policier, mon garde du corps perpétuel, s'arrêta un instant sur le seuil. Il me regarda en silence, comme s'il voulait me dire quelque chose.

– Palacios ! aboya Fumero, dont la voix fut répercutée par les échos de l'escalier.

Palacios baissa les yeux et disparut. Je sortis sur le palier. Des bandes de lumière se dessinaient autour des portes des voisins dont on discernait dans la pénombre les têtes terrorisées. Les trois silhouettes noires des policiers se perdirent dans l'escalier, et leur martèlement furieux battit en retraite comme une marée empoisonnée, en laissant un sillage de peur et d'obscurité.

On

approchait

de

minuit

quand

nous

entendîmes de nouveaux coups à la porte, cette fois plus faibles, presque craintifs. Mon père, qui était en train de nettoyer à l'eau oxygénée la plaie que m'avait laissée le revolver de Fumero, s'arrêta net. Nos regards se rencontrèrent. Trois autres coups nous parvinrent.

Un instant, je crus que Fermín avait assisté à la totalité de l'incident, caché dans un recoin obscur de l'escalier.

– Qui est là ? demanda mon père.

– M. Anacleto.

Mon père soupira. Nous ouvrîmes la porte pour nous trouver face au professeur, plus pâle que jamais.

– Que se passe-t-il, monsieur Anacleto ? Vous ne vous sentez pas bien ? demanda mon père, en le faisant entrer.

451

Ville d'ombres

Le professeur tenait à la main un journal plié. Il se borna à nous le tendre avec un regard horrifié. Le papier était encore tiède et l'encre toute fraîche.

C'est l'édition d'aujourd'hui, murmura M.

Anacleto

La première chose que je vis fut les deux photos qui accompagnaient le titre. L'une montait un Fermín plus fourni en chair et en cheveux, moins vieux, peut-

être, de quinze ou vingt ans. La seconde révélait le visage d'une femme aux yeux clos et au teint de marbre. Je mis quelques secondes à la reconnaître, parce que je l'avais toujours vue dans la pénombre.

UN INDIGENT ASSASSINE UNE FEMME

EN PLEIN JOUR

Barcelone (Agences et Rédaction ). La police cherche l'indigent qui a assassiné cette après-midi à coups de couteau Nuria Monfort Masdedeu, âgée de trente-sept ans et habitant Barcelone Le crime a eu lieu vers le milieu de l'après-midi au quartier de San Gervasio, où la victime a été agressée sans raison apparente par l'indigent qui, semble-t-il et selon les informations de la Préfecture de Police, l’avait suivie pour des motifs qui n'ont pas encore été éclaircis.

L'assassin, Antonio José Gutiérrez Alcayete, âgé de cinquante et un ans et originaire de Villa Inmunda, province de Cáceres, serait un pervers notoire, ayant un long passé de troubles mentaux, évadé de le Prison Modèle il y a six ans, et qui aurait réussi à échapper aux autorités en prenant diverses identités. Au moment du crime, il portait une soutane. Il est armé et la police le qualifie 452

L’ombre du vent

d'extrêmement dangereux. On ignore encore si la victime et son assassin se connaissaient, bien que des sources proches de la Préfecture de Police indiquent que tout semble converger vers une telle hypothèse, et le mobile du crime reste inconnu. La victime a reçu six blessures d'arme blanche au ventre, au cou et à la poitrine. L'agression, qui a eu lieu à proximité d'un collège, a eu pour témoins plusieurs élèves qui ont alerté les professeurs de l'institution, lesquels, à leur tour, ont appelé la police et une ambulance.

D'après le rapport de la police, les blessures reçues par la victime étaient toutes fatales. A son admission à l'hôpital de Barcelone à 18 h 15, la victime avait cessé de vivre.

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