Henri de Loubersac hésita une seconde, puis:
— Allons… c’est entendu… faites vite!.. adieu!
8 — UNE CHANTEUSE DE BEUGLANT
— Vas-y, Léonce! t’occupe pas des civils!..
— À la porte, le comique!..
— Nichoune!.. Nichoune!.. Nichoune!..
Le brouhaha augmentait…
Léonce, le comique, qui se trouvait sur la scène, dut interrompre son monologue. Il se tourna vers la coulisse et, d’une voix piteuse, il appela le régisseur.
La petite salle du concert de Châlons présentait, ce soir-là, son maximum d’animation.
Ce n’était pas d’ailleurs un concert luxueux, produisant, aux feux d’une rampe superbe, des étoiles prestigieuses, que le «beuglant» de Châlons.
Inlassablement, sur les planches, défilaient des chanteurs et des chanteuses, les uns tentant de faire rire par des bons mots vingt fois ressassés, les autres exhibant de maigres poitrines, entonnant de fallacieux couplets et tous également victimes des plaisanteries des spectateurs à vingt sous la place. Or, ce jour-là, messieurs les militaires étaient moins satisfaits que jamais.
Il y avait eu trois «débuts» médiocres, et ils accusaient la direction d’avoir rempli la salle de «civils» qui faisaient la claque.
— À la porte, le comique!
— Chantera pas!..
Puis, on ne savait comment, en une minute, les protestataires groupés ne formulaient plus qu’une revendication, et maintenant, toute l’assemblée hurlait un même nom, sur l’air des Lampions:
— Nichoune!.. Nichoune!.. Nichoune!..
Nichoune était l’étoile de la troupe.
C’était une assez jolie fille, à figure intelligente, qui, chose rare en ces lieux pourtant dédiés à la musique, chantait à peu près juste et surtout chantait toujours des refrains populaires, intelligemment choisis, que le public pouvait reprendre en chœur.
Le régisseur, qui connaissait son public, bondit dans la loge de cette vedette:
— Allez! cria-t-il, tu es prête, Nichoune? Descends vite en scène!..
— On me demande?
— Ils vont tout casser si tu n’arrives pas!
La jeune femme se levait:
— Ah! zut, alors, j’en ai un succès, ici! Si on ne m’augmente pas, ce que je m’en vais plaquer!.. Tu verras, le patron sera obligé de me faire revenir…
— Descends, petite!.. descends!.. chante-leur Les Inquiets , ils seront contents avec ça!
Nichoune dégringola l’escalier qui joignait le premier étage où se trouvaient les loges des artistes avec la scène, et, bonne fille, toute essoufflée d’avoir couru, apparut derrière un portant.
— Alors, on ne veut plus que moi, ici?…
On ne l’entendit pas, dans le vacarme encore bruyant, mais on vit qu’elle avait parlé… elle était là… Ce parterre de soldats, bon enfant, se calma tout de suite.
Tandis que le comique s’éclipsait, Nichoune descendait vers l’avant-scène.
Elle lança d’une voix crâne le titre de sa chanson:
— Les Inquiets ! musique de Delmet, paroles du même… c’est moi qui chante!
Le piano attaqua les deux premières mesures de la ritournelle, Nichoune, les poings sur les hanches, commença son couplet.
Mais, tandis qu’elle chantait, elle promenait un regard scrutateur sur le public, adressant de petits sourires à ceux de ses admirateurs qu’elle connaissait plus particulièrement.
Nichoune d’ailleurs ne devait point être dans de bonnes dispositions, ce soir-là, car soudain, alors qu’elle devait attaquer son troisième couplet, elle eut une absence de mémoire, sembla hésiter une seconde, puis, sans se démonter, entonna le quatrième couplet.
Il importait peu, au surplus, que sa chanson ainsi tronquée n’eût plus aucun sens; le public ne s’en apercevait même pas et ne lui en fit pas moins, au moment de sa tirade finale, une chaleureuse ovation.
— Le programme!.. le programme!..
D’ordinaire, Nichoune se refusait dédaigneusement à descendre dans la salle.
Mais ce soir-là, elle avait sans doute une raison particulière pour ne point se dérober à l’ovation que l’on continuait à lui adresser, car elle fit «oui» de la tête et, prenant dans la coulisse une pile de petits programmes, elle descendit les quelques marches qui faisaient communiquer la scène avec la salle…
Certes, on ne lui épargnait pas les compliments.
Mais Nichoune était insensible à l’admiration qu’elle soulevait; elle allait son chemin et soucieuse seulement, semblait-il, de se libérer au plus vite de ce qu’elle considérait comme une corvée.
On se lassait d’ailleurs de ne s’occuper que d’elle.
Une autre chanteuse venait d’apparaître sur le plateau, elle aussi fort goûtée du public, l’attention se reporta sur la nouvelle arrivée.
Nichoune parvenait à ce moment au dernier rang de chaises qui garnissaient la salle du concert, lorsqu’elle s’entendit appeler à voix basse par un homme tout enveloppé dans un grand manteau, et qui se tenait appuyé contre la muraille, debout, tout au fond de la salle.
Nichoune se retourna, cherchant, des yeux, qui venait de prononcer son nom, se demandant bien si c’était cet homme-là qui, jusqu’alors, n’avait point attiré son attention.
La jeune femme hésitait, assez disposée à poursuivre sa route, lorsqu’un instant le bonhomme entrouvrit son manteau, laissait voir une sorte de boîte assez volumineuse, qu’il portait en bandoulière…
Et, comme si la vue de cet encombrant paquet avait éveillé des souvenirs très précis dans l’esprit de la jeune femme, Nichoune se dirigea vers le bonhomme.
— Vous voulez un programme?
— Rentre immédiatement après le concert, souffla le bonhomme.
— Bien! répondit la chanteuse d’un ton soumis… C’est-y que vous êtes musicien, vous?
L’homme répondit:
— Oui, ma petite, je suis musicien moi aussi. Seulement pas de la même façon que vous: c’est pas de la gaieté que je vends…
Et l’inconnu montrait l’accordéon qu’il portait en bandoulière.
* * *
Tandis que Nichoune, ses programmes distribués, remontait précipitamment dans sa loge, l’homme qui l’avait abordée et lui avait sur un ton de commandement enjoint de venir la retrouver, quittait l’établissement.
Il suivit un itinéraire bizarre, tourna à droite, puis à gauche, parvint enfin à une sorte de petit hôtel d’aspect assez misérable, mais cependant propre, dans lequel il entra.
Endormi déjà à moitié, le garçon lui tendait un bougeoir qu’il allumait avec une allumette de papier enflammée au bec de gaz. L’homme monta dans sa chambre, dont il ferma soigneusement la porte…
Bien seul alors, et s’étant assuré que les volets de sa fenêtre étaient mis et que, par conséquent, on ne pouvait l’observer du dehors, il se débarrassa du long manteau en forme de cape qui l’engonçait, il alluma sa lampe, tira une chaise, s’accouda contre la table… son visage était maintenant en pleine lumière, il était facile de le reconnaître: l’homme qui venait de parler à la maîtresse du caporal Vinson était tout bonnement Vagualame, le mendiant assassin qui avait jadis abordé Bobinette dans une allée du Bois de Boulogne, quelques heures après avoir si audacieusement tué d’un coup de fusil le malheureux capitaine Brocq, au moment où celui-ci passait en voiture sur la place de l’Étoile.
Il n’y avait pas longtemps que Vagualame attendait lorsqu’on frappa à sa porte.
— Qui va là? interrogea-t-il.
— Moi… Nichoune…
Vagualame se levait, ouvrait:
— Entrez, ma chère amie…
Ce n’était plus le ton de commandement, le ton bref et volontaire. Vagualame se faisait aimable.
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