Маргерит Юрсенар - Alexis ou le Traité du Vain Combat - Le Coup de Grâce
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- Название:Alexis ou le Traité du Vain Combat - Le Coup de Grâce
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- Издательство:Aelred - TAZ
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- Год:2012
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L’équipée de Riga meurtrit Sophie sans la surprendre ; pour la première fois, je me conduisais selon son attente. Mon intimité avec elle n’en fut pas diminuée ; elle augmenta au contraire ; ces relations mal définies sont d’ailleurs presque indestructibles. Nous étions l’un envers l’autre d’une franchise désordonnée. Il faut se souvenir que la mode de l’époque plaçait au-dessus de tout la sincérité totale. Au lieu de parler d’amour, nous parlions sur l’amour, trompant à l’aide de mots une inquiétude qu’un autre eût résolu par des actes, et à laquelle les circonstances ne nous permettaient pas d’échapper par la fuite. Sophie mentionnait sans la moindre réticence son unique expérience amoureuse, sans avouer pourtant qu’elle avait été involontaire. De mon côté, je ne dissimulais rien, excepté l’essentiel. Cette petite fille aux sourcils froncés suivait avec une attention presque grotesque mes histoires de putains. Je crois qu’elle n’a commencé à prendre des amants que pour atteindre vis-à-vis de moi à ce degré de séduction qu’elle supposait aux filles perdues. Il y a si peu de distance entre l’innocence totale et le complet abaissement qu’elle descendit d’emblée jusqu’à ce niveau de bassesse sensuelle où elle s’essayait à tomber pour plaire, et je vis se faire sous mes yeux une transformation plus étonnante et presque aussi conventionnelle que sur aucune scène. Ce ne furent d’abord que des détails pathétiques à force de naïveté : elle trouva moyen de se procurer du fard, et découvrit les bas de soie. Ces yeux barbouillés de rimmel dont ils n’avaient pas besoin pour paraître cernés, ces pommettes allumées et saillantes ne me dégoûtaient pas plus de ce visage que ne l’eussent fait les cicatrices de mes propres coups. Je trouvais que cette bouche jadis divinement pâle ne mentait pas tant que cela en s’efforçant d’avoir l’air de saigner. Des garçons, et Franz von Aland entre autres, essayaient de capturer ce grand papillon dévoré sous leurs yeux par une flamme inexplicable. Moi-même, séduit davantage depuis que d’autres l’étaient, et attribuant faussement mes hésitations à des scrupules, j’en arrivais à regretter que Sophie fût précisément la sœur du seul être envers lequel je me sentais lié par une espèce de pacte. Je ne l’aurais pourtant pas regardée deux fois, si elle n’avait pas eu pour moi les seuls yeux qui importaient.
L’instinct des femmes est si court qu’il est facile de jouer à leur égard le rôle d’astrologue : ce garçon manqué suivit la grand-route poussiéreuse des héroïnes de tragédie ; elle s’étourdit pour oublier. Les causeries, les sourires, les danses sauvages au son d’un grinçant gramophone, les promenades hasardeuses dans la zone des coups de feu reprirent avec des garçons qui surent mieux en profiter que moi. Franz von Aland fut le premier à bénéficier de cette phase aussi inévitable chez les femmes amoureuses et insatisfaites que la période agitée chez les paralytiques généraux. Il s’était pris pour Sophie d’un amour à peu près aussi servile que celui que la jeune fille éprouvait pour moi. Il accepta avec délices d’être un pis-aller : c’est à peine si ses ambitions s’étaient élevées jusque-là. Seul avec moi, Franz avait toujours l’air de se préparer à m’offrir les plates excuses d’un excursionniste qui s’est aventuré sur un chemin privé. Sophie devait se venger de lui, de moi et d’elle-même en lui racontant intarissablement notre amour : la soumission effarée de Franz n’était pas faite pour me réconcilier avec l’idée du bonheur par les femmes. Je pense encore avec une espèce de pitié à cet air de chien qui mange du sucre que lui donnaient malgré tout les moindres complaisances d’une Sophie dédaigneuse, exaspérée, et facile. Ce bon garçon malchanceux qui avait réussi à accumuler dans sa courte vie toutes les guignes, depuis le collège d’où il s’était fait renvoyer pour un vol qu’il n’avait pas commis, jusqu’à l’assassinat de ses parents par les Bolcheviks en 1917, et jusqu’à une grave opération d’appendicite, se fit faire prisonnier quelques semaines plus tard, et son cadavre de supplicié fut retrouvé avec autour du cou la plaie noirâtre produite par la longue mèche flexible d’un rat de cave consumé. Sophie apprit la nouvelle de ma bouche, avec toutes les atténuations possibles, et je ne fus pas fâché de voir que cette image atroce ne faisait que s’ajouter chez elle à tant d’autres sans se nuancer de douleur.
Il y eut de nouveaux épisodes charnels issus du même besoin de faire taire un moment cet insupportable monologue d’amour qui se poursuivait au fond d’elle-même, et honteusement interrompus après quelques étreintes maladroites par la même incapacité d’oublier. Le plus odieux de ces vagues passants fut pour moi un certain officier russe échappé des prisons bolcheviques qui séjourna huit jours parmi nous avant de partir pour la Suède chargé d’une mystérieuse et illusoire mission auprès d’un des Grands-Ducs. J’avais cueilli dès le premier soir sur les lèvres de cet ivrogne d’incroyables histoires de femmes aux détails amoureusement circonstanciés qui ne m’aidèrent que trop à me figurer ce qui se passait entre Sophie et lui sur le divan de cuir de la maison du jardinier. J’aurais été désormais incapable de tolérer le voisinage de la jeune fille, si j’avais lu, fût-ce une seule fois, sur son visage, quelque chose qui ressemblât à du bonheur. Mais elle m’avouait tout ; ses mains me touchaient encore avec des petits gestes découragés qui étaient moins des caresses que des tâtonnements d’aveugle, et j’avais chaque matin devant moi une femme au désespoir, parce que l’homme qu’elle aimait n’était pas celui avec lequel elle venait de coucher.
Un soir, un mois environ après mon retour de Riga, je travaillais dans la tour avec Conrad, qui s’appliquait de son mieux à fumer une longue pipe allemande. Je venais de rentrer du village où nos hommes s’efforçaient à l’aide de rondins de consolider tant bien que mal nos tranchées de boue ; c’était une de ces nuits d’épais brouillard, les plus rassurantes de toutes, où les hostilités s’interrompaient de part et d’autre, par suite de l’évanouissement de l’ennemi. Ma vareuse trempée fumait sur le poêle que Conrad alimentait d’affreuses petites bûchettes humides, sacrifiées une à une avec le soupir de regret d’un poète qui voit flamber ses arbres, lorsque le sergent Chopin entra pour me remettre un message. Dès l’embrasure de la porte, sa figure rouge et inquiète me fit signe par-dessus la tête inclinée de Conrad. Je le suivis sur le palier ; ce Chopin, dans le civil employé de banque à Varsovie, était le fils d’un intendant polonais du comte de Reval ; il avait une femme, deux enfants, du bon sens, et une adoration tendre pour Conrad et sa sœur qui le traitaient en frère de lait. Dès le début de la Révolution, il avait rejoint Kratovicé, où il tenait depuis lors l’emploi de l’honnête homme. Il me chuchota qu’en traversant les sous-sols il avait trouvé Sophie complètement ivre attablée devant la grande table des cuisines, toujours désertes à cette heure, et que malgré ses instances sans doute maladroites il n’avait pas réussi à convaincre la jeune fille de remonter chez elle.
— Enfin, Monsieur, me dit-il (il m’appelait Monsieur), pensez à la honte qu’elle en aurait demain, si quelqu’un l’apercevait dans cet état...
L’excellent garçon croyait encore à la pudeur de Sophie, et le plus curieux est qu’il ne se trompait pas. Je descendis l’escalier à vis, en m’efforçant de ne pas faire crier sur les marches mes bottes mal graissées. Par cette nuit de trêve, personne ne veillait à Kratovicé ; un bruit confus de ronflements s’élevait de la grande salle du premier étage, où trente garçons à bout de forces dormaient comme un seul homme. Sophie était assise dans la cuisine devant la grande table de bois blanc ; elle se balançait mollement sur les pieds inégaux d’une chaise dont le dossier faisait avec le sol un angle inquiétant, étalant sous mes yeux des jambes gainées de soie caramel, qui étaient moins d’une jeune déesse que d’un jeune dieu. Une bouteille avec un reste d’alcool oscillait au bout de son bras gauche. Elle était incroyablement ivre, et montrait à la lueur du poêle un visage maculé de taches rouges. Je lui posai la main sur l’épaule : pour la première fois, elle n’eut pas à mon contact son frémissement horrible et délicieux d’oiseau blessé ; l’euphorie du cognac l’immunisait contre l’amour. Elle tourna vers moi un visage au regard vacant, et me dit d’une voix aussi brouillée que ses yeux :
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