— Il n’est pas facile de s’y habituer, me répondit-elle, le souffle court.
— Qui va là ? dit un personnage qui s’avançait vers nous et se trouvait maintenant à la hauteur de l’aile de l’hydravion. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ? »
L’homme portait une combinaison de vol en nylon de couleur foncée et un veston d’armée. Sous le clair de lune, il ressemblait à un fantôme, quoique à en juger par les galons jaunes qui se trouvaient sur sa veste et par les ailes blanches qui y étaient brodées, il devait être pilote et sous-lieutenant.
« Va à sa rencontre, me dit Leslie dans un murmure. Moi, je t’attendrai ici. »
J’acquiesçai, la serrai dans mes bras, puis partis à la rencontre de l’homme.
« Tout va bien », lui dis-je au moment où je contournais l’avion. Puis, m’avançant vers lui, je lui demandai : « Vous permettez que je vous tienne compagnie un moment ?
— Qui va là ? » demanda-t-il encore.
Mais pourquoi faut-il qu’il me pose cette question difficile ? pensai-je intérieurement. Puis, à voix haute, je lui répondis : « Je suis le sous-lieutenant Bach, Richard de mon prénom, et mon numéro est le trois-zéro-huit-zéro-sept-sept-quatre.
— Mize, c’est donc toi ? rétorqua-t-il. Que fais-tu dehors à cette heure tardive ? »
Phil Mizenhalter, me dis-je. Il croit que je suis Phil Mizenhalter, ce vieux copain qui, dans dix ans, trouvera la mort au Viêt-nam.
« Je ne suis pas Mize, dis-je. Je suis Richard Bach, l’homme que vous serez dans trente ans d’ici, votre moi parallèle. »
Scrutant l’obscurité, il me demanda une fois de plus qui j’étais. Et alors je me dis en moi-même qu’il valait mieux s’habituer tout de suite à cette question qui risquait de revenir souvent dans l’avenir. Puis j’ajoutai à son intention :
« Je suis la personne que vous êtes, lieutenant. Seulement, il se trouve que je suis votre aîné et que j’ai plus d’expérience que vous n’en avez. J’ai commis toutes les erreurs que vous vous apprêtez à commettre et j’ai survécu à celles-ci. »
Croyant encore qu’il s’agissait d’une plaisanterie, il s’approcha de plus près et tenta de distinguer mon visage dans l’obscurité. Puis il dit : « Je m’apprête à commettre des erreurs ? » Et en souriant, il ajouta : « Cela m’étonnerait !
— Appelez-les alors expériences de vie, lui répondis-je.
— N’ayez crainte, je m’en remettrai », rétorqua-t-il.
Alarmé par tant de désinvolture, je crus bon de l’acculer au pied du mur et lui dis : « La plus grave erreur à laquelle vous vous êtes exposé, vous l’avez commise quand vous vous êtes enrôlé dans les forces armées. Par conséquent, si vous désirez faire preuve d’intelligence ou plus exactement de sagesse, vous vous empresserez d’en sortir !
— Pardon, m’interrompit-il, mais je sors tout juste de l’école de pilotage et j’ai encore peine à croire que je compte au nombre des pilotes de l’armée de l’air ! Et vous voudriez que je laisse tomber tout ça et que je donne ma démission. Vraiment, j’admire votre intelligence et ne demande pas mieux que de suivre vos conseils. » Et sur le ton de la plaisanterie : « En avez-vous d’autres à me prodiguer ? »
Pour toute réponse, je lui dis : « J’ai cru dans le passé que je me servais de l’armée pour apprendre à piloter. Or, j’ai compris depuis que c’est l’armée qui, à mon insu, se servait de moi.
— Mais moi, je suis très conscient du fait que l’armée se sert de moi, objecta-t-il. Mais il se trouve que j’aime mon pays et que je suis prêt à le défendre si besoin est.
— Vous vous souvenez du lieutenant Wyeth, n’est-ce pas ? lui demandai-je. Eh bien, j’aimerais que vous me parliez un peu de lui. »
À cette question, il rougit légèrement et me jeta un regard oblique. Puis il me dit :
« Je dois vous corriger. Le lieutenant ne s’appelait pas Wyeth, mais Wyatt. Il était instructeur de classe de pré-vol. Il avait fait un séjour en Corée, et ce séjour l’avait rendu un peu fou. À chaque cours, il inscrivait le mot TUEUR en grosses lettres sur le tableau noir, puis il nous regardait et nous disait l’air grimaçant : “Des tueurs ! Vous êtes des tueurs !” Ça, c’était Wyatt.
— Eh bien, Richard, lui dis-je alors. L’avenir vous apprendra que le lieutenant Wyatt était la personne la plus sensée qu’il vous sera jamais donné de rencontrer dans l’armée. »
En guise de réponse, il hocha la tête et il me dit : « Il m’arrive de temps à autre d’imaginer que je me retrouve face à la personne que je serai dans trente ans d’ici et que je lui parle comme je vous parle à vous. Or, cette personne, je l’imagine à l’opposé de ce que vous êtes … Et je l’imagine fière de moi !
— Mais je suis fier de vous, Richard, lui répondis-je. Seulement je le suis pour des raisons que vous ne soupçonnez même pas. Bien sûr, je ne peux approuver le fait que vous vous soyez enrôlé dans l’armée et que vous vous entraîniez à larguer des bombes au napalm, à lancer des fusées, à mettre à feu et à sang des villages entiers ou à tuer des femmes et des enfants terrifiés … Mais je demeure fier du fait que vous essayez de faire de votre mieux dans la vie.
Et vous êtes prié de me croire, car je continuerai à m’entraîner, enchaîna-t-il, et je deviendrai un pilote de chasse hors pair ! »
Puis, croyant nécessaire de se justifier, il ajouta : « Il n’y a rien que je désire plus au monde que d’assurer la défense de l’air ! »
Je le regardai attentivement, dans le noir, et ne dis mot. Il poursuivit en disant :
« Je servirai mon pays, comme il me plaît de le faire …
— Mais vous pourriez le servir de dix mille autres manières différentes, lui fis-je remarquer. Allons, soyez un peu sérieux et dites-moi pourquoi vous êtes ici. Mais peut-être n’êtes-vous pas suffisamment honnête envers vous-même pour le savoir vraiment ? »
Il eut un moment d’hésitation, puis il me répondit : « Si je suis ici, c’est que je désire voler, piloter des avions.
— Mais vous étiez pilote avant même d’entrer dans l’armée, lui dis-je. Vous auriez pu piloter des Cessnas et des Piper Cubs.
— Ces avions ne sont pas suffisamment rapides, objecta-t-il.
— Bon, insistai-je. Me direz-vous enfin ce que vous êtes venu chercher ici ?
— J’aime le dépassement, la performance et la gloire qui en résulte, me répondit-il avec honnêteté. Et je crois qu’aucun état n’est plus prestigieux que de piloter un avion de chasse, ajouta-t-il au bout d’un moment.
— J’aimerais que vous me parliez plus longuement du prestige de piloter un avion de chasse, lui dis-je alors.
— Eh bien, je trouve fantastique de pouvoir maîtriser cet appareil, me répondit-il en caressant du revers de la main l’aile du Sabre qui se trouvait tout à côté. Et puis, quand je vole, je n’ai pas le nez dans la boue et ne suis pas confiné à un bureau. Il m’est possible de m’élever à quarante mille pieds dans les airs et de me déplacer à la vitesse du son et même plus vite encore. Je pénètre des espaces où personne ne s’est encore introduit et plus que tout autre chose, j’outrepasse ces limites qu’on dit nôtres. Car je sais au plus profond de moi-même que nous sommes des êtres illimités. »
Bien sûr, pensai-je . Ce sont là les raisons pour lesquelles j’ai moi-même voulu devenir pilote de chasse. Cependant, ces raisons, je les ai simplement pressenties et n’ai jamais pu les traduire en mots ou les formuler clairement dans ma tête, comme le fait maintenant le jeune Richard.
« Je déteste le fait que ces avions aient été conçus pour larguer des bombes. Cependant je n’y peux rien, car sans cela, de tels engins n’existeraient pas », dit-il au bout d’un moment.
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