« Je ne veux pas aller à New York et je n’irai pas. Car je ne veux pas être mannequin et ne veux rien leur devoir à eux qui m’ont choisie. Il aurait mieux valu ne pas me préférer. Ceci dit, il ne m’importe guère de devoir lutter pour arriver là où je veux. Car si c’est ce qu’il faut que je fasse, je le ferai. »
La mère, à bout de patience, saisit la lettre et dit à sa fille : « La musique est-elle la seule chose à laquelle tu puisses penser ?
— Oui », lui répondit la jeune fille qui, désirant mettre un terme à la conversation, se remit au piano.
En un instant, l’air ambiant fut saturé de notes légères et cristallines auxquelles succédèrent d’autres notes d’une sonorité dure comme l’acier. Comment, me dis-je alors en moi-même, peut-il y avoir tant de puissance dans d’aussi petites mains ?
La mère, qui avait observé la scène, sortit la lettre de son enveloppe, puis la déplia soigneusement et la plaça bien en évidence sur la caisse de bois qui tenait lieu de table. Ensuite, elle quitta la pièce par la porte de derrière. La jeune fille, quant à elle, continua de jouer comme si rien ne s’était passé.
Je savais d’après ce que Leslie m’avait raconté de son passé, que la jeune fille devait présenter un concert le lendemain à Philadelphie et qu’il lui faudrait se lever à quatre heures du matin, puis entreprendre un périple qu’elle effectuerait à pied, par tramway et par autobus, un trajet de six heures qui la mènerait à Philadelphie. Là, je savais qu’il lui faudrait assister à des cours le jour et que le soir venu, il lui faudrait donner son récital. Enfin, je savais qu’elle devrait passer la nuit au terminus à essayer de dormir en attendant que le jour se lève et que les cours reprennent. Quant à l’argent qu’elle aurait gagné, je savais qu’elle s’en servirait pour acheter des partitions.
Leslie qui, jusque-là était restée à mes côtés, décida d’aller rejoindre la jeune fille au piano. Et debout, près d’elle, elle attendit patiemment que la jeune fille tourne la tête en sa direction. Mais celle-ci feignit de l’ignorer.
Moi, je restai cloué sur place, à observer la scène. J’étais fasciné par ces cahiers, ces feuilles de musique et ce piano qui faisaient partie de notre décor familial, mais que je semblais voir pour la première fois. C’étaient bien les mêmes et pourtant, ce n’étaient pas les mêmes.
Au bout d’un moment, la jeune fille tourna la tête en direction de Leslie et lui jeta un regard. Elle était jolie, mais son visage était pâle. Elle ressemblait étrangement à sa mère et avait des yeux bleus qui, pour l’instant, brillaient de colère.
« Si vous êtes de l’agence, dit-elle à Leslie sur le ton de la colère, eh bien, la réponse est non. Je vous remercie, mais c’est non.
— Ce n’est pas l’agence Conover qui m’envoie », lui répondit Leslie.
La jeune fille ne répondit pas, mais continua à observer Leslie, bouche bée. Puis, au bout d’un long moment, elle se mit sur ses pieds et dit en balbutiant : « Mais on dirait que vous êtes mon sosie … que vous êtes moi, mais en plus vieille !
— C’est exactement ce que je suis ! », rétorqua Leslie.
Hantée par ses rêves, sa pauvreté et toutes ses craintes, la jeune fille ne dit mot et continua de regarder Leslie fixement. Puis au bout d’un moment, elle mit un terme à son silence obstiné et dit en s’écroulant presque sur sa chaise : « Aidez-moi, je vous en prie, aidez-moi. » Puis elle enfouit son visage entre ses mains et se mit à sangloter.
Mon épouse s’agenouilla près de l’enfant qu’elle avait elle-même été et elle lui dit d’un ton réconfortant : « Ne t’en fais pas, car tout ira bien pour toi. Au fond, tu es chanceuse, mais tu ne le sais pas. Vraiment, tu ne sais pas à quel point tu es chanceuse !
À ces paroles, la jeune fille se redressa sur sa chaise, l’air incrédule, puis elle essuya quelques larmes du revers de la main. Enfin, elle regarda Leslie et elle lui dit :
« Chanceuse ? Vous trouvez que je suis chanceuse ? » Il y avait de l’espoir dans ses yeux lorsqu’elle prononça ces paroles et Leslie lui répondit :
« Non seulement tu es chanceuse, mais tu es privilégiée. D’une part, tu as du talent et d’autre part, tu sais ce que tu veux faire dans la vie. Tant de jeunes de ton âge ne l’ont pas encore découvert et certains ne le découvrent même jamais. Toi, tu sais déjà !
— Oui, je sais que je désire être musicienne. »
Mon épouse acquiesça, puis elle se releva et poursuivit en disant : « Tu as beaucoup reçu de la vie. Tu es intelligente, talentueuse et passionnée de musique. Tu es aussi la personne au monde la plus déterminée que je connaisse. Bref, rien ne peut t’arrêter.
— Mais pourquoi faut-il que je sois si pauvre ? » lui demanda la jeune Leslie qui, pour donner à l’autre Leslie une image précise de sa situation, joua huit notes au piano et poursuivit en disant : « Le do et le fa sonnent faux et je ne puis me permettre de les faire réparer ! » Puis en appuyant sur le clavier jauni avec son poing, elle dit à nouveau : « Pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi ? »
Manifestement le piano était en mauvais état, car moi-même qui ne suis nullement spécialiste en matière de musique, je pus distinguer que le piano au son qu’il émettait, était désaccordé. Et à la question de la jeune Leslie, mon épouse répondit en disant :
« La pauvreté est un test que tu dois subir et qui te permettra d’exercer ton caractère et de prouver au monde qu’il est possible, à force de détermination, d’amour et de travail acharné, de se sortir de sa situation. Et lorsqu’un jour un enfant pauvre te dira : "Pour vous, tout est facile : Vous avez la renommée et vous êtes riche alors que moi je n’ai pratiquement rien à me mettre sous la dent et des études musicales à poursuivre !", tu pourras affirmer qu’il en a été de même pour toi et pourras, en toute connaissance de cause, l’encourager à persévérer. »
Réfléchissant à ces paroles, la jeune fille dit au bout d’un moment : « Je me plains sans raison et je déteste cela !
— Il est parfois bon de se plaindre, lui répondit alors Leslie.
— Aurai-je le courage de persister et atteindrai-je le succès ? s’enquit à nouveau la jeune fille.
— Il n’en tient qu’à toi », lui répondit mon épouse. Puis cherchant mon regard, elle poursuivit en disant : « Si tu n’abandonnes jamais ce à quoi tu tiens et si tu es prête à lutter de toutes tes forces pour arriver là où tu veux, alors tu connaîtras le succès. Ta vie ne sera pas facile, car viser l’excellence est toujours difficile, mais elle sera réussie !
— Est-ce qu’il pourrait advenir que j’aie une vie facile, mais moche ? demanda la jeune Leslie d’un ton insistant.
— Cela ne dépend aussi que de toi, lui répondit mon épouse.
— Et que penser d’une vie facile et heureuse ? dit à nouveau la jeune Leslie sur le ton de la plaisanterie.
— Cela est toujours possible, quoique je doute que tu décides d’opter pour ce genre de vie, lui répondit mon épouse, amusée elle aussi.
— Vous avez raison ! » rétorqua la jeune Leslie d’un air approbateur. « Ce que je désire, c’est d’accomplir ce que vous avez accompli !
— Non, fit mon épouse en hochant tristement la tête. Il te faut suivre ta propre route.
— Mais n’êtes-vous pas heureuse ? s’enquit alors la jeune Leslie.
— Oui, lui répondit mon épouse.
— Eh bien, dans ce cas, je désire vous avoir pour modèle et faire comme vous avez fait, répliqua la jeune fille.
— J’en doute », répondit Leslie qui, après avoir soigneusement observé la jeune fille, était maintenant prête à lui avouer le pire. « Car, tu sais, j’ai vécu des moments terribles dans ma vie et ai même songé à quelques reprises à mettre fin à mes jours … »
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