Je m’exécutai et effectuai un piqué qui nous rapprocha un peu plus du niveau de la mer.
Tout compte fait, pensai-je en moi-même , cette expérience ne s’avère pas aussi étrange que je ne l’aurais cru. Après tout, les médiums qui tentent de retourner à leurs vies antérieures procèdent de la même façon, en usant de leur intuition jusqu’à ce qu’ils y parviennent. Pourquoi ne pas user de ce même pouvoir pour piloter le Seabird et lui permettre de découvrir les moi parallèles que notre guide intérieur désire rencontrer de toute façon ? Quoi qu’il en soit, nous ne perdons rien à essayer …
« Tourne encore à droite », me dit alors Leslie. Et presque aussitôt elle ajouta : « Maintenant, fais marche avant. » Puis, elle reprit : « Descends encore de cinq cents pieds.
— Nous serons alors presque en mesure de nous poser sur l’eau, lui fis-je remarquer.
— C’est bien cela », me répondit-elle, les yeux encore fermés. Puis, sans autre explication, elle ajouta :
« Prépare-toi maintenant à amerrir. »
Le plan qui tapissait le fond de cet océan infini demeurait inchangé. On pouvait y apercevoir les mêmes sentiers, faits de lignes parallèles, de courbes, d’intersections, de croisées de chemin, le tout dans des teintes variées, allant du pastel à l’argenté. Puis, il y avait cette eau cristalline qui s’étendait elle aussi à l’infini …
Je jetai un regard dans la direction de Pye, car j’aurais aimé qu’elle nous dise ce qui nous attendait. Mais, à son air, je vis qu’elle ne répondrait pas et qu’elle me signifiait par son attitude de patienter.
« Tourne encore à droite, me dit alors Leslie. Bon, ça y est, nous y sommes presque. Encore un peu à gauche. Bon, c’est très bien comme ça. Maintenant, coupe les moteurs et pose-toi. »
Je coupai les moteurs et la quille de l’hydravion vint toucher la vague. Leslie, quand elle entendit le bruit de l’eau, ouvrit les yeux et, comme moi, elle se mit à observer le spectacle grandiose d’un monde qui volait en éclaboussures. Puis, il n’y eut plus d’hydravion, plus de Pye, mais seulement nous deux au crépuscule, à proximité d’une vieille maison de pierres sise sur la berge d’une rivière.
Bientôt nous pénétrâmes dans cette maison et marchâmes jusqu’au salon. La pièce aux plafonds bas était mal éclairée, quoique réchauffée par un feu de foyer qui brûlait dans un coin. Les planchers de bois, dont la surface était ondulée, présentaient de multiples égratignures. Adossé contre un mur, un piano droit, et une caisse d’oranges vide tenait lieu de table de salon. La lumière qui émanait de l’ensemble de cette pièce paraissait grise, comme tout ce qui s’y trouvait d’ailleurs.
Une jeune fille gracile était assise sur une vieille chaise, en face du piano. Elle avait les cheveux longs et blonds et portait des vêtements qui semblaient usés jusqu’à la corde. Sur son lutrin, de nombreux cahiers présentaient des pièces de Brahms, de Bach et de Schumann, mais elle-même était en train de jouer une sonate de Beethoven qu’elle semblait connaître par cœur. C’était magnifique, malgré le son médiocre du piano.
Leslie observait la scène, stupéfaite. « Mais cette maison, c’est la maison de mon enfance, murmura-t-elle à mon intention, et cette jeune fille, c’est moi plus jeune », dit-elle encore.
Ne sachant que répondre, je restai là à observer la scène. Je me rappelais que Leslie m’avait déjà mentionné qu’il n’y avait pas grand-chose à manger chez elle lorsqu’elle était petite et je comprenais maintenant pourquoi il lui arrivait rarement de regarder en arrière. Et je me disais que si j’avais été à sa place, j’en aurais fait tout autant, car la jeune fille qui se trouvait là au piano était carrément sous-alimentée et devait souffrir de malnutrition.
La jeune fille ne se rendit pas compte de notre présence et continua à jouer avec plaisir et application.
Au bout d’un moment, une femme d’un certain âge fit son apparition dans la pièce. Elle était jolie et de petite taille, mais tout aussi maigre que la jeune fille. Elle tenait une enveloppe à la main.
« Maman ! » s’écria alors mon épouse dans un sanglot.
Mais ne nous voyant pas, la femme ne répondit pas et resta là à attendre que sa fille ait fini de jouer. Puis, enfin, lorsque le piano se tut, elle dit en hochant tristement la tête :
« C’est très beau, ma douce, et vraiment, je suis fière de toi. Seulement, comme tu le sais, il n’y a pas d’avenir dans la musique.
— Oh maman, je t’en prie, répliqua la jeune fille.
— Il te faut être réaliste, ma fille, poursuivit la mère. Des pianistes, ils sont légion. Souviens-toi par exemple de ce bon curé qui a affirmé que sa sœur n’a jamais pu, même après des années d’études, gagner sa vie comme pianiste.
— Oh maman, répondit la jeune fille, exaspérée. Ne me parle plus de la sœur du curé. Tu sais très bien qu’elle est une pianiste exécrable et que c’est pour cette raison qu’elle ne peut arriver à gagner sa vie avec sa musique. Peut-être d’ailleurs devrais-tu le dire au curé afin que la chose soit réglée une fois pour toutes. »
Mais la mère feignit de ne pas comprendre et poursuivit en disant :
« Sais-tu combien d’années il te reste à étudier et combien il t’en coûtera pour toutes ces études ? »
À ces paroles, la jeune fille redressa le menton et, les yeux fixés sur ses feuilles de musique, elle répondit, l’air sévère :
« Je le sais très bien. Mais n’ai-je pas trois emplois qui me permettront de gagner l’argent nécessaire à mes études ?
— Ne te fâche pas, ma chérie, rétorqua la mère en poussant un profond soupir. J’essaie simplement de t’aider et ne voudrais surtout pas que tu passes à côté de la chance, comme je l’ai moi-même fait, et que tu le regrettes ensuite pour le reste de tes jours. Et si j’ai fait parvenir une photo de toi à une agence de New York, c’est que je savais que tu trouverais là une planche de salut. Et maintenant, ça y est : Ils t’ont acceptée. »
Puis elle déposa l’enveloppe sur le lutrin et poursuivit en disant : « Jette au moins un coup d’œil à cette lettre et prends conscience du fait que tu pourrais maintenant devenir mannequin pour l’une des plus importantes agences de la ville de New York et en finir une fois pour toutes avec cette lutte stupide. Car tu ne vas quand même pas te faire mourir à laver des planchers et à servir dans les restaurants …
— Il est faux de dire que je me fais mourir à la tâche, rétorqua la jeune fille.
— Mais regarde-toi un peu, lui répondit sa mère. Tu n’as que la peau et les os ; tu ne peux continuer à faire la navette entre la maison et Philadelphie, de même qu’à condenser plusieurs journées d’études en deux, tout cela parce que tu n’as pas suffisamment d’argent pour te payer un appartement à Philadelphie. Après tout, n’oublie pas que tu n’as que dix-sept ans et que déjà, tu es épuisée. Mais n’entendras-tu jamais raison ? »
La jeune fille ne broncha pas et ne répondit pas non plus. Sa mère, qui l’observait, fut bien obligée de se rendre à l’évidence et de se dire qu’elle n’aurait pas de réponse. Aussi, elle poursuivit en disant :
« N’importe quelle jeune fille serait enchantée d’avoir la chance de devenir mannequin, et rêverait d’être à ta place. Mais toi, tu n’es pas contente et ne veux même pas considérer l’offre qui t’est faite ! Je t’en prie, ma douce. Accepte cette proposition et rends-toi à New York. Tu n’y resteras qu’un an si tu le désires et pourras économiser de l’argent pour tes études. »
La jeune fille prit la lettre qui se trouvait sur le lutrin et, sans même la regarder, elle la remit à sa mère en la lui tendant derrière l’épaule. Puis elle dit :
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