– Ton père a toujours été un jeune homme très idéaliste, dit mère, mais c'était déjà comme pour l'excuser.
– Je suis un homme de science, dit père d'une voix calme. Je considère que les résultats de la recherche individuelle sont la propriété de la subhumanité dans son ensemble, et qu'ils doivent être mis à la disposition de tous ceux qui… eh bien… explorent où que ce soit les phénomènes de la nature. De cette façon le travail de chacun profite à tous, et c'est pour toute l'espèce que s'amassent nos connaissances.
– Père a raison, dit Tobie, et il fut remercié d'un regard.
– Très bien, affectai-je d'admettre. J'admire ce principe, père, très sincèrement. Mais permets moi, à ce sujet, de faire deux observations. La première, c'est celle-ci: quelle aide avons-nous reçue, nous, de la part des autres chercheurs? Je suis moralement certain que, s'il s'en trouve quelque part, ils restent les fesses serrées sur toute chose utile qu'ils ont pu découvrir. Comment leur faire lâcher prise, si nous ne nous réservons pas nous-mêmes une monnaie d'échange?
– C'est vrai aussi, convint Tobie à regret, mais père restait assis raide et imperturbable.
– Le second point, poursuivis-je, je le livre à vos réflexions. Cette découverte n'en est encore qu'à ses débuts. Elle a déjà provoqué un désastre. La confier à d'autres pour l'amour de l'espèce? Fort bien. Du moins, que ce soit sans danger pour elle, et pour nous. Nous avons bien failli être rôtis, tous, et n'eût été l'habileté géniale de père pour nous sauver de justesse…
– Heureux de te l'entendre dire…, marmonna père.
– Serait-ce seulement, de notre part, une bonne action, poursuivis-je lentement, que d'enseigner à des retardataires de la technique comment se faire griller eux-mêmes, et nous avec eux? Une forêt incendiée, ça ne suffit pas? Serait-ce raisonnable de confier à des gens qui ne sont, à peu de choses près, que des grands singes, le moyen de réduire le monde en cendres?
Oswald se frappa la cuisse:
– Il a cent fois raison! cria-t-il. Rien que l'idée me donne la chair de poule!
Je vis bien que j'avais gagné la partie. Père était seul, tous m'approuvèrent. Griselda me regarda, les yeux brillants, et applaudit. Jusqu'à maman qui hasarda:
– Il me semble, Edouard, qu'Ernest a beaucoup réfléchi là-dessus. Ne crois-tu pas que nous pourrions conserver cela pour nous, le temps de voir où nous en sommes?
Père lui jeta un regard froid et se leva. Il me fixa des yeux, et je lui rendis la pareille.
– Hm, fit-il. C'est donc ce jeu-là que tu entends jouer, Ernest?
– Ce jeu-là et nul autre, dis-je.
Père me considéra un moment, blême de colère. Puis il se maîtrisa, non sans effort, et leva la broussaille d'un seul sourcil, à sa façon ironique habituelle.
– Ainsi soit-il, mon fils, dit-il.
Il me tourna le dos et pénétra dans la caverne. Mère l'y suivit quelques instants plus tard. Pendant la moitié de la nuit je pus entendre le murmure de leur conciliabule.
Ce fut avec u 1 mélange de crainte et d'optimisme que je guettai, le lendemain, l'humeur que père nous montrerait: serait-elle féroce, ou bien accessible au bon sens? Le trouverais-je déconfit, mortifié peut-être, mais soumis? J'étais bien décidé, quoi qu'il en soit, à ne pas céder un pouce de terrain. Dans la dispute, j'avais eu le dessus et uni la horde contre lui. Si calé, astucieux et puissant qu'il fût, je ne le laisserais pas abuser plus longtemps de son autorité et de notre respect, au profit d'actes irresponsables. J'étais absolument décidé sur ce point. Fini le temps de l'autocratie: à l'avenir, les grandes décisions seraient prises démocratiquement en conseil de famille.
Griselda m'approuvait entièrement, et militait de façon active pour rameuter les autres. Elle passa une bonne part de la nuit à effrayer les femmes, à leur décrire les risques que courraient les enfants, si nous laissions père lâcher pareil danger sur le monde inflammable. Toutes furent sans exception pour un strict contrôle en matière de feu.
– Nous le garderons pour nous seuls, me dit-elle. Caroline est en train d'en parler à Tobie. Après tout, l'idée lui appartient autant qu'à père. D'ailleurs, je le crois tout aussi calé, et de meilleure composition. Il trouvera un système pour rendre le feu sans danger, et alors nous exploiterons l'affaire à notre compte. Père n'est pas aussi indispensable que tu te l'imagines.
Mais le lendemain, à notre grande surprise, père était absolument comme d'habitude: radieux, et tel qu'il eût été si la bagarre familiale n'avait jamais eu lieu. Il avait pour chacun un mot jovial et présidait activement aux préparatifs pour la grande migration, dont Oswald prit la tête avec lui. Ils portaient à tour de rôle des bébés sur leur dos. Oswald était chargé de la direction, qu'il décida plein sud, et père de la cadence, qu'il imposa très lente pour convenir aux femmes, aux enfants, et aux brûlures que nous portions aux jambes. Il choisit de bonne heure un lieu de campement, car il n'était pas nécessaire, selon lui, d'attendre qu'il se trouvât des arbres encore debout pour y grimper en cas de péril: avec Tobie ils firent un cercle de feu autour de notre camp, en manière de preuve, disait-il, que nous ne serions pas attaqués la nuit; mais le gibier s'étant enfui et avec lui les prédateurs, ce n'était guère probable. Néanmoins, provenant des marécages, deux ou trois paires d'yeux vinrent poser sur nous leur phosphorescence, et s'il y eut maints grondements et reniflements dégoûtés, c'était toujours à bonne distance.
Nous avions faim, car les femmes, après la marche, étaient trop lasses pour courir après des aliments problématiques, et nous dûmes nous contenter de brochettes de lézard et de quelques œufs de crocodile. Pour nous mettre du cœur au ventre, père faisait des blagues, racontait des histoires de mangeaille aux enfants.
– Il était une fois, disait-il, un très grand lion si bon chasseur qu'il abattait plus de gibier qu'il n'en pouvait manger. Pourtant il était furieux que les hyènes, les chacals, les vautours, les milans, des lions moins adroits que lui, et même des pithécanthropes – car ceci se passait du temps où nous étions ramasseurs de charogne, nous aussi – vinssent l'aider à finir son souper sans avoir été invités. «C'est moi qui fais toute la besogne, grommelait-il, et cette bande de bons à rien voudraient en profiter sans même lever le petit doigt? Pas de ça! Je serais bien bête de partager.» Mais comme il n'arrivait pas à tout manger tout seul, d'abord il essaya de tuer les charognards: le seul résultat, c'était qu'il se trouvait à la tête d'un tableau de chasse encore plus grand. Alors il se força quand même à finir toute cette viande. Même quand il n'avait plus faim, il mangeait et mangeait. La vie devenait un cauchemar, il souffrait d'indigestions terribles, devenait gras à lard, et malgré tout il continuait, pour le plaisir de voir la tête que faisaient les autres. Mais à ce régime il devint si énorme qu'il mourut prématurément, et alors les chacals, les vautours et les pithécanthropes s'offrirent un repas tout aussi copieux que s'il eût partagé avec eux les proies qu'il avait tuées.
– Mais de quoi est-il mort? demandèrent les enfants.
– Du cœur. Dégénérescence graisseuse compliquée de misanthropie, dit père en croisant ses mains sur son estomac vide; et, donnant l'exemple à tous, il s'endormit paisiblement.
Pendant tout le voyage, il se montra charmant envers moi-même et Griselda. Il nous enseigna comment faire le feu, choisir de bonnes pierres, il disait que tout ce qu'il pourrait nous léguer en mourant – et personne ne pouvait être sûr de ne pas marcher par mégarde sur un serpent-minute -, c'était une bonne éducation. «Votre devise, nous disait-il gravement, ce doit être de donner à vos enfants, comme j'ai tenté de le faire, un départ meilleur que n'a été le vôtre. N'attendez rien des autres, faites comme si tout l'avenir de l'espèce dépendait de vos seuls efforts. Et qui sait, peut-être en dépend-il! Nous vivons à une époque critique, très critique. Le feu n'est qu'un début. Maintenant il va falloir bâtir, organiser avec méthode et réflexion. Après les sciences naturelles, les sciences sociales. J'ai la plus grande confiance en vous deux. Je doute de vivre assez vieux pour voir nos énergies s'appliquer plus à fond, et de façon vraiment humaine, aux tâches de l'évolution: vous, vous le verrez peut-être – avec la récompense, l'âge d'or où du pithécanthrope naîtra, enfin, l'homo sapiens! Si mes menus efforts vous ont tant soit peu aidés à suivre le bon chemin, vous et vos descendants, je mourrai satisfait.»
Читать дальше