– Je crois qu'en effet…, commença Tobie judicieusement, mais Oswald lui coupa la parole:
– Ce qu'il nous faut, déclara-t-il, ce sont de bons terrains de chasse. Justement parce que nous allons être des familles nombreuses. Donc, nous irons vivre où vivra le gibier, qu'il s'y trouve ou non des formations calcaires ou de je ne sais quoi. C'est la chasse qui commande. Le reste est fantaisie.
– Oswald a raison, dit Griselda. Pourtant, une petite question: nous sommes plusieurs à attendre un bébé. A quelle distance se trouve-t-il, cher, ton paradis des chasseurs?
– Je l'ignore, bécassine, dit Oswald. Comment le saurais-je? On marchera jusqu'à ce que l'on trouve, et voilà tout.
– Combien de jours?
– Je te répète: je n'en sais rien. Dix, vingt, cent, s'il le faut. Et puis quoi?
– Mais où vais-je accoucher du bébé?
– Au diable ton bébé! Mets-le bas dans un buisson, et puis porte-le sur ton dos comme toute femelle convenable, et cesse de poser des questions idiotes.
Clémentine, elle, sanglotait.
– Mm'… Mm'… Mais mon Osay chéri, le nôtre, de bébé, je voulais tant l'avoir ici\ On est si bien ici; avec l'eau, le chauffage et tout. Je veux rester! pleurnichait-elle.
– Toi, la ferme! s'emporta Oswald. On ne peut plus rester ici, un point c'est tout! Ce n'est pas moi qui ai brûlé le tiers de l'Ouganda.
– Il faut dire, Edouard, observa mère, que tu aurais pu penser un peu à toutes ces jeunes femmes.
J'avais rarement vu père et mère se disputer, il ne la battait presque jamais, mais là-dessus il explosa:
– Ça, Mathilde, rugit-il, on dirait à t'entendre que je l'ai négligée, ma famille! Quoi, je m'échine pour vous tous, et c'est tout ce que tu trouves à dire? Penser aux jeunes femmes! Ce n'est pas à elles peut-être que je pense quand je m'arrange, pour le jour où je ne serai plus là, à ce qu'elles ou leurs enfants n'aient plus à grimper sur un volcan, chaque fois qu'elles voudront cuire un canard? Ça ne leur servira pas, de savoir se servir d'un silex? Et si un beau jour les volcans s'éteignent, comme n'importe quel feu? Et voilà: Tobie et moi passons des jours entiers à nous décarcasser…
– Je sais, mon chéri, mais…
– A nous donner un mal de chien et à… euh!… penser à combien c'est commode, et vous…
– Oui, chéri, dit mère, mais les jeunes femmes ne sont vraiment pas en état de supporter les fatigues d'un long voyage.
– Les fatigues! s'exclama père. Un long voyage! Mais qu'est-ce qu'un voyage, de nos jours? Autrefois, oui, on se faisait chasser par les lions, attraper par les crocodiles, on ne trouvait pas d'aliments en route, il fallait passer ses nuits sur les arbres. Ça, c'était voyager. Mais maintenant, c'est de la promenade! Veut-on se reposer? On allume un feu et personne ne vous ennuie plus. Du mauvais temps? Le feu vous sèche en deux coups de cuiller à pot. A-t-on faim? On trempe la pointe des javelots et allez-y, on chasse. Et même on peut poursuivre le gibier la nuit, le javelot d'une main et un brandon de l'autre. Et même on peut…
– Mettre le feu partout, suggérai-je.
Père fit la sourde oreille.
– Le feu fait de nous l'espèce dominante, et une fois pour toutes! proclama-t-il. Avec le feu et le silex taillé, en avant pour la maîtrise du monde, et notre horde à l'avant-garde! Les jeunes femmes, dis-tu? Et moi je dis que leurs enfants naîtront dans un monde meilleur que tout ce que nous pouvons rêver! Moi, je construis pour l'avenir, et vous, vous vous plaignez parce que pendant un an ou deux – le temps que repousse l'herbe – il faudra quitter notre chère caverne! Moi, je construis pour que chaque horde puisse avoir son chez-soi, du feu à domicile, une broche sur son feu, du bison sur sa broche, et qu'elles puissent s'inviter les unes les autres à partager leur hospitalité, et vous…
Mais moi, pendant que père nous brossait l'image sentimentale de cette impossible Arcadie paléolithique, je pesais vivement la signification de ses paroles. D'un regard méprisant, je voyais Tobie, Alexandre, les femmes, et même Oswald d'habitude si perspicace, tomber dans le panneau. J'attendis l'occasion, et enfin j'intervins, dur et amer:
– Est-ce que j'ai bien compris, papa? Est-ce que tu te proposes vraiment de divulguer ta formule d'allume-feu à n'importe quel Pierre, Paul ou Jacques en Afrique?
Père leva les sourcils.
– Bien entendu. Où veux-tu en venir?
Je fis une pause avant de répondre. Puis, les lèvres serrées, je dis avec le plus grand calme:
– Simplement à ceci: que je m'oppose absolument à toute divulgation de secrets intéressant notre sécurité, au profit d'une horde étrangère.
Mes paroles furent suivies d'un profond silence: Père regarda l'un après l'autre les visages surpris et attentifs, et dit lentement:
– Ah oui? Et pour quelle raison?
– Pour différentes raisons, dis-je. Je les soumets aux réflexions de tous. Primo, parce que ce secret est le nôtre, que c'est à nous de décider si nous voulons nous en défaire. J'étais trop jeune alors, sinon je ne t'aurais jamais laissé dilapider un monopole de fait en allant dire aux gens comment se procurer du feu sauvage sur les volcans; maintenant, si l'on en juge par les volutes de fumée qui se lèvent un peu partout dans le pays, presque tout le monde en a, y compris mes charmants beaux-parents. Et nous, qu'y avons-nous gagné? Pas même le cuissot d'un cheval.
– Pouvais-je le refuser à tous ces pauvres gens? dit père.
– Tu pouvais, dis-je, le leur vendre, en autoriser l'usage sous licence; mais tu l'as tout simple ment bradé, gaspillé pour rien, pas même des clopinettes. Cela ne se reproduira pas, voilà ce que je dis.
– Tu voudrais, si je comprends bien, dit père, que je leur fasse payer des leçons particulières? Six zèbres et trois bisons pour le maniement de la latérite, autant pour le combustible, autant pour le soufflage du feu dormant en feu flambant? Voilà ce que tu as en tête?
– Et pourquoi pas? Cela n'aurait rien d'immoral. Mais ce serait encore beaucoup trop bon marché, à ce prix-là. Mon intention pour le moment, c'est que la horde garde pour elle le feu artificiel. Quelques vingtaines de zèbres ne nous revaudraient pas cet avantage. Les autres hordes devront admettre que nous sommes, tu l'as dit, la puissance dominante. Il faut, si elles veulent mettre un feu en route, qu'elles soient obligées d'en passer par nous et par nos conditions.
– Plus un mot! cria père, rouge d'indignation. L'inventeur, c'est moi. L'invention m'appartient et j'en ferai ce que je voudrai.
– Mais toi, répliquai-je, tu appartiens à la horde et tu devras faire ce qu'elle veut. Tu n'es pas seul en jeu. Moi je pense aux enfants. A leur carrière future, et non à des rêves romanesques. Et je déclare que, pour des utopies, tu ne gâcheras pas les chances de nos fils de s'établir comme des pyrotechniciens professionnels. Je ne dis rien, Oswald, contre la chasse et le métier des armes. Je dis seulement que l'on peut désormais penser à d'autres professions, par exemple pour ceux de nos garçons qui manqueraient de jambes ou de souffle.
– Ce n'est pas bête du tout, dit Oswald. Pourquoi ferions-nous bénévolement cadeau de nos idées, gratuitement et à l'œil, à tous ces salopards?
– Pour le bien de la subhumanité, dit père. Pour le salut de l'espèce. Pour l'accroissement des forces évolutionnaires. Pour…
– Des mots, des mots, des mots! lançai-je brutalement.
– Ernest! gronda mère. Qu'est-ce qui te prend de parler à ton père sur ce ton?
– Je lui parlerai comme un fils doit parler à son père quand il se conduira comme un père doit se conduire avec ses enfants, mère, dis-je en me contenant.
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