– Tu avais tout manigancé! éclatai-je.
– Mais non, fils, dit père. Disons que j'ai laissé faire la nature – en la guidant un peu, c'est tout.
– Mais ils m'ont laissée, moi! gémit tout à coup tante Barbe. Ils ont ravi Aglaé, Gudule et Amélie, et moi ils m'ont laissée!
En effet elle était, de toutes nos tantes, la seule veuve qui restait.
– Ils ne doivent pas être bien loin, dit père en souriant.
En un moment, tante Barbe disparut dans la nuit, sa longue tignasse au vent. «Attendez!» criait-elle, et nous pûmes entendre, dans la jungle, son appel qui faiblissait en s'éloignant: «Atten- dez-moi! Attendez-moi!…»
Quelque temps après, en cours d'après-midi, père et Tobie surgirent en trombe dans la caverne et hurlèrent: «Hourra!»
– Qu'est-ce qu'il y a? demandâmes-nous.
– Il y a que je l'ai fait, enfin! annonça père.
– Qu'est-ce que tu as encore fait? soupirai-je d'une voix résignée.
– Venez voir, dit père. Ne leur dis pas, Tobie! Il exultait.
Nous les suivîmes à travers la brousse, gravîmes une colline, et de l'autre côté, dans la vallée, nous vîmes crépiter un grand feu.
– Voilà, dit père avec un geste emphatique.
– Encore un feu, dîmes-nous. Et alors?
– Oui, mais celui-là, c'est nous qui l'avons fait.
– Mais les autres aussi, dit mère.
– Mais sais-tu d'où il vient?
– Du volcan, dit mère, d'où viendrait-il? Bien que tu aies fait rudement vite, cette fois, remarqua-t-elle.
– Fini, le volcan! dit père joyeux. Plus besoin de volcan! Nous l'avons fait tout seuls!
– Mais… à partir de quoi? demandai-je.
– De rien, dit père. Ou plutôt, de ce rocher rouge que Tobie a rapporté du lac: c'est un matériau sensationnel. Quand on le frappe avec un silex ordinaire, il n'en sort pas une ou deux maigres étincelles, mais toute une flopée. La seule difficulté, c'était de les capter. On a tout essayé. Enfin, nous avons trouvé!
– Et c'était quoi?
– D'ordinaires feuilles sèches, fils! Est-ce que ça pouvait être plus simple? Regarde: on les réduit en poudre entre les paumes. On en fait un bon petit tas par terre, comme ceci. Maintenant vas-y, Tobie, ordonna-t-il, et Tobie, agenouillé, frappa les pierres l'une contre l'autre. Regarde-moi ces étincelles! Et maintenant, voyez: d'abord cette rougeur minime qui n'a presque pas l'air d'être du feu du tout. Souffle, Tobie! Voyez, ça prend. Là-dessus des brindilles… puis des rameaux bien secs… puis des branchettes… et voilà, un nouveau feu de fait! Qu'est-ce que vous en dites?
– Bravo, admis-je.
– Un simple éclat de cette roche, un silex, et où que vous soyez, le tour est joué! Feu à volonté! Les possibilités sont prodigieuses.
– Dis donc, ton feu là-bas devient rudement grand, lui fis-je remarquer.
– Oh, il s'éteindra dans un moment, dit père. Nous l'avions fait tout petit.
– Es-tu bien sûr qu'il va s'éteindre? demandai-je, inquiet.
Car loin d'en avoir l'air, il me semblait qu'il gagnait au contraire de moment en moment. La fumée se déroulait en nuages épais et commençait de nous atteindre. Les enfants se mirent à tousser. Un ronflement énorme vint de la plaine.
– Cela va se calmer, dit père, mal à l'aise. Nous n'avions mis qu'une ou deux bûches dessus, pour le garder en vie pendant que nous allions vous chercher.
– Une ou deux bûches! dit Oswald. Mais regardez-moi ça!
A mi-pente de la colline, un buisson d'épines jaillit en flammes tout d'un coup. Le vent se levait. Des étincelles commencèrent de voler par-dessus nos têtes.
– C'est embêtant, dit père en mordillant ses lèvres.
Une touffe d'herbe sèche se mit soudain à flamber sous ses pieds.
– Très, ajouta-t-il et il sauta en l'air. Reculons un peu, c'est plus prudent, dit-il. Tout en marchant je tâcherai de penser à quelque chose pour l'arrêter.
– Oui, dis-je avec hargne, et tu feras bien de penser vite: ça brûle déjà tout autour, de ce côté!
Il y eut une grande clameur: c'étaient les femmes. Un océan de feu entourait la colline et gagnait rapidement vers le sommet. Toute la plaine semblait en flammes, et une ligne incandescente s'approchait et s'élargissait constamment.
– Il reste un passage là-bas! cria Oswald, et il hissa l'un des enfants sur ses épaules. Attrapez les gosses et courez ventre à terre!
Nous dévalâmes la pente et atteignîmes l'ouverture en question avant qu'elle ne se fermât. Mais la chaleur était féroce, les craquements assourdissants. On ne voyait plus le soleil noyé dans la fumée. Nous respirions difficilement et plus difficile encore était de voir d'où venait le feu. Des langues de flammes zébraient le brouillard noir, d'un côté, puis de l'autre. Des flammèches rampaient sous nos pas et déjà nos pieds et nos jambes se couvraient de cloques douloureuses.
– A la caverne! cria père. Nous serons en sûreté à l'intérieur.
Nous fonçâmes en avant, toussant et suffoquant avec les gosses terrorisés et se tortillant et hurlant de douleur dans nos bras. Mais le feu avait couru plus vite que nous.
– Impossible, p'pa! cria Oswald. On ne pourra pas traverser. Il faut rebrousser chemin!
Il n'y avait ni caverne, ni rivière, ni quoi que ce fût qui pût arrêter le feu dans cette direction-là, et s'il nous rattrapait, nous étions cuits. Mais nous n'avions plus le choix.
– Restez ensemble! cria père. Oswald, en avant! Je me charge des femmes.
Il arracha une tige d'un fourré de bambous, et l'appliqua avec élan sur les fesses de Pétronille, qui traînait en queue des fugitifs haletants.
– Plus vite! cria-t-il.
– Je ne peux plus, gémit-elle, je suis brisée.
– Non, tu ne l'es pas! Avance! rugit père. Elle titubait, mais père l'asticota jusqu'à ce qu'Alexandre, déjà chargé de deux bébés, lui offrît un bras secourable. Elle s'y accrocha, et le bambou de père s'abattit sans pitié sur un autre traînard.
Nous courions, mais nous n'étions plus seuls à courir. Hors des sous-bois jaillissaient céphalophes, antilopes, zèbres, impalas, phacochères, ils se joignirent à nous, les yeux exorbités par la terreur. Devant Oswald, un petit troupeau de girafes galopait et lui servait d'éciaireur. Mais toutes les autres bêtes demeuraient avec nous, et nous faisaient humblement confiance pour les tirer de là. A mon côté, je vis surgir lourdement une jeune lionne avec un lionceau nouveau-né dans ses dents. Elle le laissa tomber devant moi, l'air suppliant, et retourna dans les flammes, en bondissant. Elle en revint avec un autre lionceau, mais la toison un peu brûlée. Elle soulevait l'un, le portait devant nous, allait rechercher l'autre, et ainsi de suite, et pourtant parvenait à rester à notre hauteur, sans un regard pour les gazelles dont elle frôlait les flancs transpirants. Plus loin nous fûmes rejoints par un guépard portant un seul petit, plus loin encore par une famille de babouins chargés de jeunes sur leur dos. Enfin il y eut un craquement énorme et, d'un euphorbe géant dont le sommet commençait de brûler lentement, oncle Vania tomba aux pieds mêmes de père.
– Je l'avais bien dit, je l'avais bien dit! rugit-il. Tu as réussi ton coup, hein, cette fois, Edouard! C'est la fin du monde!
– Fais avancer ta femme, dit père. Tu arrives juste à temps.
Et cette tâche, dès ce moment, absorba toutes les énergies d'oncle Vania.
Il me semblait que nous avions passablement distancé le feu. Toute la bande à présent dévalait un ravin rocheux peu profond. Il débouchait sur une vaste région d'herbe sèche et de brousse. Si le feu nous trouvait là, c'était la fin. Or les bêtes maintenant nous arrivaient de partout, comme dans un dernier havre de grâce. Même les serpents, terrifiés, nous sifflaient entre les jambes, ondulant à travers l'herbe haute. Seuls les oiseaux là-haut semblaient en sécurité, et des buses, des faucons et autres rapaces profitaient même de nos désastres pour piquer et emporter de petites proies faciles.
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