Quant à père, il avait une façon de s'affairer autour d'elles qui m'exaspérait. Quand il rentrait, très las, parfois découragé, de ses expéditions secrètes avec Tobie, il ne se plaisait qu'en leur compagnie. On les entendait rire tous les trois. A plusieurs reprises je tombai sur papa se promenant en sandwich entre elles deux, les tenant l'une et l'autre par la taille. Il ne montrait aucune confusion.
– Eh! tu vois, criait-il, ton vieux papa peut encore décrocher une paire de jolies filles!
– Je croyais, répliquais-je fraîchement, que tes intérêts étaient purement scientifiques.
Je ne comprenais pas pourquoi il semblait trouver la situation merveilleusement drôle. Quand ensuite je me plaignais à Griselda, elle frottait son nez contre le mien.
– T'en fais pas, vilain jaloux. Je cultive ta famille. Mais c'est toi seul que j'aime, va, et que je garde.
Mais j'étais quand même malheureux.
Les repas cuisinés, pris aux heures régulières, changeaient considérablement notre vie, nous nous en aperçûmes. Le temps perdu naguère à mastiquer, Oswald l'employait à présent à faire des plans de chasse, père des expériences, et moi de l'introspection. C'était bouleversant d'observer la quantité de choses qui se déroulait derrière le front, au-dessus des mâchoires, indépendamment de celles qui se passaient devant mes yeux. A tel point que, quand je dormais, ces événements intérieurs ne cessaient pas, se faisaient même plus vifs et plus nombreux. Toutefois j'en perdais le contrôle, et ils devenaient comme un reflet sur la surface d'un lac, une étrange image de ce monde extérieur dans lequel se mouvaient mes membres. Et pourtant, dans le monde nocturne, j'avais aussi un corps. Un corps fantomatique qui parfois filait à cent à l'heure à travers la jungle, d'autres fois était collé au sol quand désespérément je voulais fuir devant un léopard. Rêveries? Facile à dire, mais pas à effacer: c'était d'une réalité tout aussi consistante que mon coup-de-poing de silex, et si imprévisible, si effrayant que fût le monde extérieur, celui de l'intérieur l'était encore plus.
Par exemple, une nuit, je fus poursuivi par un lion pendant des heures. Quand je fus aux abois, je lançai mon javelot – devenu plus léger qu'un roseau. Pourtant il embrocha le lion comme il l'eût fait du gibbon rôti que j'avais mangé à souper, et d'ailleurs, étrangement, le lion était le gibbon aussi. Sur quoi, bien que mort, il me disait gaiement: «Enfin, Ernest, tu as fait quelque chose pour l'espèce! Tu as supplanté l'animal-potentat; les possibilités sont prodigieuses. Bien exploitées, elles mèneront la subhumanité aux branches les plus hautes de l'arbre évolutionnaire. Alléluia! Alléluia! Mes yeux auront vu venir la fin du pléistocène!»
Je m'éveillai sous les étoiles, tremblant de sueur, cette voix familière encore dans mes oreilles. Depuis ce rire j'évite de manger du gibbon.
Oswald nous dit que ses plans de campagne étaient prêts. La veille au soir il était revenu d'une vaste opération de reconnaissance, et nous avait informés qu'une importante colonne de mammouths, d'éléphants, de bisons et de buffles, couverte par une avant-garde de grands ongulés rapides, faisait mouvement dans notre direction; et que, selon lui, elle se trouverait au matin dans une bonne position pour être attaquée. Le lendemain à l'aube, toute la horde s'ébranla, laissant mère et tante Gudule veiller sur les enfants trop jeunes pour porter les armes. Père, laissant à Oswald la responsabilité et le commandement, s'était mis sous ses ordres et le secondait avec compétence. Oswald déploya le gros de ses forces sous le vent de l'ennemi, de façon à former une sorte de nasse où celui-ci viendrait se faire mettre en pièces. Un petit détachement, formé surtout de femmes, tournant les troupes adverses dans une marche forcée à travers la brousse, devait tomber sur leurs arrières, moyennant grands bruits et hurlements, les pousser dans le piège tendu. Les enfants faisaient la liaison: à mesure que chaque détachement se mettait en position, ils venaient en informer le poste de commandement. Oswald, avec son état-major, s'était installé au sommet d'une colline, d'où il pouvait contrôler les opérations et dépêcher des renforts aux chasseurs en difficulté.
Tout se passe très bien. Effrayés par les rabatteuses, les troupeaux se jetaient aveuglément dans les embuscades successives.
Certains effectifs d'Oswald refoulaient mammouths et éléphants sur ces positions préparées à l'avance, où des fosses et des pièges les attendaient, tandis que d'autres décimaient de leurs dards chevaux, zèbres, buffles, élans, et même des gazelles pour nous assurer des mets en variété.
Ce fut une hécatombe. En moins d'une semaine nous avions ramassé plus de viande pour le gardemanger que nous ne pouvions en transporter. Mais, comme d'habitude, il nous fallait partager le butin avec une meute de chacals, d'hyènes, de milans, de vautours, qui rappliquaient de tous les azimuts pour se gaver à nos dépens.
– Eh bien, eh bien, dit père, jetant un regard satisfait sur ce carnage, vous vous souvenez du temps où c'était nous qui venions fouiller dans les poubelles? A présent, ce sont eux qui nous suivent, dit-il avec fierté.
D'une pierre bien placée il délogea une hyène qui, sanglotant de dépit, s'enfuit en boitillant.
Maman nous attendait avec un feu considérable. Nous fabriquâmes brochettes, broches et tournebroches avec du bois vert. Nous étalâmes des braises pour les grillades, entassâmes des cendres pour cuire les œufs d'autruche, d'aepyornis, de cigogne, de flamant. A la nuit, une fantastique lueur éclaira le pays tout alentour. Peu après, froufroutant à travers les arbres, oncle Vania se présenta.
– Hé! Vania! cria père joyeusement. Tu viens manger la soupe? C'est gentil de te joindre à nous.
Oncle Vania contemplait d'un air réprobateur les ripailles qui se préparaient. Il en reniflait l'arôme, narines dilatées.
– Toujours de mal en pis, Edouard, dit-il sombrement. As-tu seulement pensé à ce que cette cuisson illégitime va faire à vos gencives? Je ne serais pas surpris que la moitié d'entre vous ne souffrît déjà de carie dentaire. Oui, je reste, dit-il, n'insiste pas. Mais ce n'est pas sans une profonde mélancolie, tu peux me croire.
Nous pûmes néanmoins le persuader de goûter à tous les plats, et, pour autant que j'aie pu voir, il ne s'en farcit point la panse moins gaillardement que les autres.
Ah! quel barbecue du tonnerre ce fut là! Et d'un art culinaire plus qu'homérique: comme entrée, tous les genres de viande, rôtie, grillée, au jus ou à l'étouffée; comme plat de résistance, des tranches de cuissot d'éléphant, bison et antilope, mises en sandwich entre une couche de graisse et une de jambon cru de marcassin. Quand les cuissots étaient bien chauds, nous les arrosions d'un coulis fait du sang des animaux, de jus de groseilles sauvages et de jaunes d'œufs d'aepyornis, et nous faisions flamber le tout dans les flammes dansantes. Ensuite nous retirions l'intérieur, le découpions en petits morceaux, et le rôtissions à la broche. Un régal.
Quand le repas fut terminé, père se leva et prit la parole.
– Parents, compagnes, fils et filles! commença-t-il- Je ne veux pas laisser passer cette heureuse et faste occasion sans en dégager, en quelques mots, la signification, sans passer en revue nos résultats passés et nos tâches futures. Ce soir, nous souhaitons officiellement la bienvenue aux charmantes demoiselles qui viennent partager, avec les quatre aînés de nos jeunes mâles, la vie de notre horde. Mais la portée de l'événement dépasse le simple accueil. Car leur arrivée parmi nous inaugure une nouvelle coutume: désormais le jeune pithécanthrope ne prendra plus sa femme au sein de sa propre famille, mais il devra partir la conquérir dans d'autres hordes; tandis que de leur côté les filles subhumaines quitteront père et mère pour suivre l'élu de leur cœur.
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