– Mais le volcan le plus proche est à trente kilomètres, objectai-je. Ils nous verront revenir et nous perdrons l'effet de surprise. Et s'ils se sauvent, les filles les suivront.
– Alors, qu'est-ce que tu proposes? Si vous continuez tous à débiner toutes les propositions, c'est pas demain la veille que nous aurons des femmes, dit Oswald.
– Voilà, dis-je en traînant: une sorte de projet prenait lentement corps dans mon esprit. M'est avis, vu leur état de sous-développement, qu'ils sont moins chasseurs de viande que collecteurs de nourriture. Donc, ils doivent s'éloigner à bonne distance pour trouver à manger pour tous. Et il y a neuf chances sur dix pour que les femelles les accompagnent. Celles-ci attrapant des rongeurs, des insectes et autres bestioles, pendant que les mâles s'essayent aux antilopes. Nous avons connu ça dans le temps. Ils doivent ainsi se disperser beaucoup; par conséquent, dans mon idée, on partage la région en quatre directions, chacun de nous y suit le groupe qui s'y engage, il attend le temps qu'il faut pour qu'une des filles soit seule, et il la capture et l'emporte. Quand les autres s'en apercevront, probable qu'ils supposeront que c'est un léopard, ça doit leur arriver souvent de perdre un gosse de cette manière. On peut jouer de malchance, bien entendu, mais en nous séparant nous étalons les risques. Ensuite, disons dans un mois, on se donne rendez-vous là où le vieux nous a quittés, et nous rentrons ensemble à la maison. Suffit d'un peu de chance pour que tout aille bien. Ça gaze?
Après une courte discussion, mon projet fut adopté: c'était le plus pratique étant donné les circonstances. La horde n'ayant encore, assurément, aucune idée de l'exogamie, elle ne pourrait soupçonner nos projets, et nous aurions l'avantage de la surprise. Nous avions donc bien des chances de réussir.
Et c'est ainsi que je rencontrai Griselda.
– Hello! dit-elle. Vous me semblez avoir bien chaud…
Si j'avais chaud! Je me sentais comme si j'avais couru après cette insupportable donzelle à travers toute l'Afrique en long et en large. L'affaire s'était d'abord déroulée à merveille, réalisant mes prévisions. J'avais suivi la piste d'une équipe vers le nord, direction qui m'était réservée, et attendu que la chance eût séparé du gros de la troupe la fille que je convoitais. Alors, tandis que les autres s'occupaient à dénicher des mangoustes dans les fourmilières, à ramasser des œufs de crocodile ou à chasser singes ou lapins, je me faufilai, caché dans l'herbe, dans l'espace entre elle et eux. Ensuite, grondant à la façon d'un léopard, je la forçai lentement et la poussai de plus en plus vers l'intérieur. Puis, quand enfin elle fut trop éloignée pour appeler son père à la rescousse, je bondis. Je m'attendais à la faire grimper sur un arbre, ou à la rattraper facilement. Mais quand j'atteignis l'endroit où je prévoyais la curée, elle n'y était pas: elle se trouvait au moins cent cinquante pas plus loin, et j'étais un peu essoufflé.
Bon, me dis-je. Elle l'emporte au sprint, je ne suis pas un léopard; mais en course de fond je l'aurai à l'usure. Ma seule crainte, c'était qu'elle ne courût en rond et ne revînt à son point de départ. Aussi devais-je faire de grands efforts pour la rabattre, chaque fois qu'elle me semblait en avoir l'intention. L'aria, c'était qu'elle le faisait toujours quand cela m'astreignait à obliquer par un marécage. A croire qu'elle savait lesquels seraient les plus boueux et les plus infestés de sangsues. Je n'allais pas me laisser abattre par de tels stratagèmes, mais quand je débouchais d'un de ces marais, couvert des pieds à la tête de boue et de sangsues, troquant le cri du léopard pour celui de l'hippopotame, elle fuyait de nouveau et me faisait faire du footing à travers l'herbe haute. Elle courait avec la vitesse et l'endurance d'une autruche, et comme une autruche elle semblait immunisée contre les tiques qui s'attachaient à moi. Mais je ne perdais pas de vue cet arrière-train tout frétillant, et refusais de me laisser dépister.
Elle tentait de le faire en se jetant à l'eau. Si elle courait comme une autruche, elle nageait comme un crocodile. Faisait-elle exprès de les réveiller, les crocodiles, en barbotant bruyamment, tel un gibbon tombé d'un arbre? En tout cas quand je plongeais, moi, ils avaient déjà pas mal d'avance et, faute de la rattraper, ils avaient tendance à s'intéresser à moi. Je n'aurais pas été peu fier du nouveau crawl rapide que j'inventai à l'instant même, si j'avais eu le loisir d'y penser.
A d'autres moments elle me lançait parmi des lions se chauffant au soleil, ou des femelles de machérodes allaitant leurs petits, histoire de me compliquer la poursuite. De préférence, bien entendu, quand il y avait pour elle un arbre à proximité, et rien pour moi. Nous avons passé plusieurs nuits dans des arbres distants de moins de deux cents pas, et je me préparais pour être prêt dès que les lions se lasseraient d'attendre, mais chaque fois elle était descendue et repartie avant moi.
Elle me fît franchir plusieurs montagnes. Dans l'ascension, je l'aurais rattrapée, s'il n'y avait pas eu les cailloux et les roches qu'elle délogeait avec ses pieds dans ses efforts désespérés pour m'échapper et qui me dégringolaient sur la tête – généralement dans un couloir ou une cheminée difficiles. Mais à la descente elle me distançait de nouveau, peut-être parce que j'avais la migraine.
Du fait qu'elle était toujours la première, elle attrapait tout en courant un lièvre, un hyrax ou un écureuil, de sorte qu'elle déjeunait et soupait. Tandis que quand j'arrivais, moi, plus personne, tout avait fui. Et je devais me contenter de ses restes, généralement indigestes. De sorte que ou bien j'étais affamé, ou bien j'avais la colique.
Plus d'une fois je me demandai si vraiment elle valait toute cette peine. Si même j'avais besoin d'une compagne, de toute manière. Et si, du fait de cette indifférence qu'en somme je découvrais en moi, je n'étais pas plutôt fait pour le célibat. Je ralentissais l'allure. Mais alors la donzelle jaillissait subitement d'un buisson à moins de vingt pas de moi, avec un hurlement de terreur misérable, et l'occasion de lui damer le pion d'un bon coup de gourdin semblait trop bonne pour ne pas reprendre la chasse, mais toujours par quelque ruse habile elle m'échappait de nouveau.
A la longue je finis par avoir marre de toute cette affaire. Je n'avais plus le moindre élan même quand la fille s'emmêlait dans les lianes quasiment à portée de ma main. Si Oswald se montrait capable d'attraper une de ces femelles, je lui dirais «champion». Moi, je tirerais un trait sur ce damné tintouin de faire la cour et tout ce qui s'ensuit, et je rejoindrais les autres, tout seul, au rendez-vous.
Je venais de prendre cette sage décision quand je débouchai, transpirant, titubant, dans une clairière; et là, assise sur le tronc d'un chêne renversé, et peignant avec une arête de poisson sa longue tignasse fauve d'un geste désinvolte, Griselda me souriait.
– On dirait, cher, que je vous ai fait suer, s'inquiéta-t-elle d'un ton compatissant.
– Cette fois, vous ne m'échapperez pas, bredouillai-je abruti et je levai mon gourdin.
– Venez vous asseoir près de moi, dit-elle en tapotant le chêne à côté d'elle, et parlez-moi de vous. Je meurs de tout savoir.
Que faire d'autre? De fatigue, d'ailleurs, les genoux me faisaient mal. Je m'assis et elle posa mon gourdin entre nous, tandis que d'une poignée de mousse je m'essuyais le front.
– Ouf…, soupirai-je.
– Comment vous appelez-vous? dit-elle d'une voix encourageante.
– Ernest.
– Joli nom. Moi, c'est Griselda. C'est stupide mais j'ai des parents romanesques. L'êtes-vous aussi?
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