Philippe et Andrew observaient le manège en prenant soin de se tenir en retrait. Magnier avait bien tenté un commentaire, mais Blake avait réussi à le faire taire. Leçon numéro un : ne jamais intervenir ou tenter de rationaliser quand une femme est amoureuse. Leçon numéro deux : admirer le spectacle et prier pour que l’une d’elles, un jour, en fasse autant pour vous.
À 18 h 59, Manon montait la garde devant le visiophone, prête à décrocher plus vite qu’un cow-boy lors d’un duel devant le saloon de Texas City. Madame et Odile s’étaient installées sur le palier, et la cuisinière surveillait le grand portail avec les jumelles de Blake. Elle ne lui avait même pas demandé la permission de les prendre.
— Si c’est toi qui réponds quand il sonne, glissa Andrew, il va savoir que tu n’as fait que l’attendre. Tu as un majordome, sers-t’en. Fais-toi désirer.
— Vous avez raison. Répondez-lui. Vous allez voir, c’est assez simple, il suffit d’appuyer ici…
Blake regarda la jeune femme, amusé.
— Désolée, fit celle-ci, confuse. Je ne sais plus où j’en suis.
Avec une voix suraiguë, Odile s’écria :
— Une voiture s’arrête !
— Quelle marque ?
— Il fait trop sombre pour voir, mais elle a l’air vaguement orange…
— Cendrillon, voilà ta citrouille, commenta Blake. Respire. Ce n’est pas le moment de faire un malaise.
Manon se tenait le ventre, toujours en mode essorage, sans savoir si elle devait rire ou pleurer. Blake lui prit le menton et l’obligea à le regarder dans les yeux.
— Manon, le jour où ton homme se montrera maladroit, le jour où il sera stupide comme seuls nous savons l’être, rappelle-toi ces moments-là et pardonne-lui.
Manon l’embrassa. L’interphone tinta, faisant sursauter les trois femmes.
— Manoir de Beauvillier, bonsoir, dit Andrew de sa voix la plus professionnelle.
— Je m’appelle Justin Barrier. J’ai rendez-vous avec Manon…
— Je vous ouvre.
Blake alluma les lumières de la cour et du perron. Du palier, Odile se mit à répéter :
— Rendez-vous ! Il a dit qu’il avait rendez-vous ! Comme c’est romantique !
Blake et Magnier échangèrent un regard interloqué. Manon vérifia sa robe et contempla son ventre.
— Il va me trouver énorme.
— Tu es superbe. Ne t’inquiète pas. Et par pitié, laisse-le parler.
— Vous avez raison. Je la boucle.
— Il est entré, il remonte l’allée ! commenta Odile en direct.
— Prévenez-nous lorsqu’il aura dépassé le bosquet, demanda Blake.
— Il marche d’un pas décidé. Dis donc, Manon, c’est vrai qu’il est mignon…
Philippe ouvrit de grands yeux. En jetant un œil sur Odile, Blake se rendit compte que Madame lui prenait les jumelles pour observer à son tour. Il soupira.
— Il a dépassé les châtaigniers, annonça la patronne.
Andrew posa la main sur la poignée de l’entrée.
— Manon, il est temps pour toi d’entrer en scène.
La jeune femme semblait fragile, et pourtant il se dégageait d’elle la noblesse et la pureté d’une reine. Pourquoi les femmes font-elles cet effet-là à tous les hommes du monde ? Manon prit une inspiration et passa le seuil comme si elle plongeait dans les flots de l’océan du haut d’une falaise. Blake referma derrière elle.
Philippe et Andrew se postèrent discrètement à l’une des fenêtres du grand salon pendant que Madame et Odile suivaient les retrouvailles de leur perchoir.
Manon descendit le perron au-devant de Justin. Le jeune homme l’enlaça et la serra fort — tant pis pour le bébé. Il la dévisagea, lui caressa une mèche de cheveux puis murmura quelques mots qui la firent rire. En se tenant l’un contre l’autre, ils déambulèrent dans l’allée. Le froid n’avait aucune prise sur eux. Ils vivaient au pays de l’éternel été. Il l’étreignit encore. Blake eut l’impression que seul Justin parlait. Les deux jeunes gens étaient heureux à en devenir lumineusement beaux. Ils ressentaient l’énergie dont tout le monde rêve, celle qui rend invincible, celle qui abolit le temps, celle qui vous soulève et vous fait oublier que vous étiez seul.
— Mais ma parole, Philippe, tu pleures…
— N’importe quoi. J’ai un truc dans l’œil.
— Ah bon. Tant pis. Comment peux-tu rester insensible ? Moi, j’ai les larmes aux yeux.
— Sans rire ?
Manon et Justin restèrent de longues minutes à parler, à rire, puis, en l’entraînant par la main, elle revint vers le manoir. Blake les accueillit sur le perron.
— Justin m’invite à dîner, annonça Manon, l’œil pétillant de bonheur.
— Bien, mademoiselle.
— Mais je serai là demain, peut-être un peu en retard…
— Prenez votre temps, intervint Madame, qui était sortie avec Odile et Philippe.
Justin monta les quelques marches et serra la main de tout le monde. Il commença par les dames, qu’il remercia d’avoir pris soin de Manon, puis arriva devant Andrew.
— Merci, monsieur Blake.
— Passez une bonne soirée. Soyez heureux.
Les deux jeunes gens reculèrent, blottis l’un contre l’autre. Manon salua tout le monde. Magnier lui répondit en agitant le bras, bien tendu, comme s’il faisait des adieux à un paquebot au bout de l’horizon alors que la petite n’était qu’à trois mètres.
Ils s’éloignèrent. Soudain, Manon lâcha la main de son homme et revint vers le perron en courant. Elle monta jusqu’à Andrew, qu’elle embrassa avec effusion.
— Merci, lui souffla-t-elle. Sans vous, je serais devenue folle.
— J’ai dû rater quelque chose, parce que tu l’es quand même un peu, plaisanta Blake pour ne pas se laisser submerger par l’émotion.
— C’est bizarre, tout à l’heure, j’ai eu l’impression que Justin vous connaissait…
— Encore une de tes intuitions. Rappelle-toi qu’elles ne sont pas toujours justes…
Emportée par son élan, Manon embrassa Madame, puis Odile — qu’elle prit dans ses bras — et Philippe — qui la prit dans les siens. Avant de se sauver, elle murmura à Andrew :
— Votre fille a beaucoup de chance. Avoir un père qui fait autant que vous est un don du ciel. À demain.
La pluie tombait sans discontinuer depuis le début de la matinée. À l’abri sous l’auvent de la petite maison, Andrew se balançait sur une chaise. Il écoutait les grosses gouttes qui martelaient en rythme la table de jardin métallique.
— Quel temps de chien ! commenta le régisseur en le rejoignant.
— L’hiver est déjà là. J’ai tout le temps froid.
Philippe avait beau avoir l’habitude d’écouter son compère râler sur tout, il ne l’avait jamais entendu se plaindre pour lui-même.
— Je te trouve bien sombre. Un problème ?
— Aucun.
Magnier nota le peu de conviction mis dans la réponse.
— Je suis embêté de te demander ça, Andrew, mais je vais sans doute avoir besoin d’un coup de main pour une galère…
— Explique.
— Les gouttières du manoir n’arrivent plus à évacuer l’eau. Les grilles des descentes sont probablement encombrées de feuilles mortes. Ça arrive à chaque fin d’automne. Du coup, ça déborde sur les pignons et ça ruisselle…
— Il faut monter là-haut ?
— On peut accéder à la plupart des chéneaux par un système de cordages passant par les ouvertures des toits, mais trois ne sont accessibles que par la grande échelle. Faire de la descente en rappel sur les toitures, tant que je ne vois pas le sol, ça va encore, mais l’échelle de pompier… Je t’avoue que je n’en mène pas large.
— Quand faut-il s’occuper de ça ?
— Le plus tôt sera le mieux. Avec le froid qui s’installe, le gel risque d’arriver et ce serait dangereux.
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