— Vous lui en voulez encore ?
— Pour pardonner, il faut du temps ou beaucoup de force. Je n’ai plus ni l’un ni l’autre.
Mme Beauvillier tremblait devant les tombes.
— Venez, nous devrions rentrer.
— Encore un moment, s’il vous plaît. C’est sans doute la dernière fois que je viens ici.
Elle se cramponna à la grille, comme une prisonnière à ses barreaux.
— François a fait mon bonheur et mon malheur. J’envie votre histoire avec votre femme. Je l’envie tellement qu’elle me rend jalouse, et cela me pousse à croire que tout ce que vous avez vécu n’est qu’illusion. Pourtant, François me manque. Je voudrais qu’il soit là. Avec lui, je n’avais pas peur.
— Vous n’en parlez pas comme de quelqu’un à qui l’on en veut.
— Si vous saviez tout ce que j’ai tenté pour rester proche de lui… Mais en définitive, je crois que j’ai toujours été seule.
Blake passa son bras autour des épaules de Madame. Elle se laissa faire. Sur le chemin du retour, il n’osa pas lui parler de son fils. Si, à l’aller, un majordome accompagnait sa patronne, lorsqu’ils rentrèrent, c’était un homme qui soutenait une femme, tous les deux malmenés par le poids de l’absence et des regrets.
— J’ai bien reçu votre message, Heather, mais pardonnez-moi, je n’ai pas pu vous rappeler plus tôt. Comment allez-vous ?
— Tout va bien. Si vous avez un peu de temps, il faudra que je vous parle de la fabrique.
— Des soucis ?
— Non, la production va bien mais ici, Addinson dépasse les bornes. C’est un abruti, un sale macho, et à force de ne se battre que pour son petit pouvoir, il fait courir des risques à tout le monde. Si je pouvais, je le licencierais bien…
— Pourquoi vous gêner ? Vous êtes la directrice. Mais faites attention, c’est un sournois. Il vous faut un motif valable, et ne dévoilez pas vos intentions sans un dossier très solide. Si vous l’attaquez, ne vous contentez pas de le blesser. Tuez-le du premier coup, sinon il deviendra redoutable…
— C’est ainsi que je l’envisageais. J’ai donc votre accord de principe ?
— Vous avez même mes encouragements, mon appui si nécessaire et mes félicitations assurées quand vous en aurez fini avec lui !
— Merci, monsieur. Dans un autre domaine, j’ai enfin réussi à obtenir les renseignements sur Vandermel Immobilier.
— Qu’en est-il ?
— Ils ont développé quelques programmes de zones pavillonnaires répartis sur l’ensemble du territoire français. Ils n’ont pas spécialement mauvaise réputation. Les maisons qu’ils construisent présentent quelques malfaçons, mais rien que d’habituel aujourd’hui d’après ce que l’on m’a expliqué. Le seul point plus ennuyeux concerne la façon dont ils achètent les terrains. Plusieurs vendeurs se sont plaints de pressions et d’achats à la limite de la légalité. Vous avez affaire à eux ?
— Pas directement, mais ils convoitent une parcelle à laquelle je suis un peu attaché.
— Alors soyez vigilant. Je vous envoie par mail tous les chiffres que j’ai pu rassembler sur eux.
— Merci, Heather. Merci beaucoup. La dernière fois, vous trouviez que ma voix avait changé, mais c’est aussi le cas pour la vôtre. Vous vous affirmez. J’en suis heureux. Ce poste était fait pour vous.
— J’ai toujours aussi peur de faire des bêtises, mais j’apprends à ne plus le montrer.
— Chère Heather, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour vous. La mauvaise, c’est que cette peur ne vous quittera jamais.
— Et la bonne ?
— Sans elle, on ne progresse jamais. Regardez ce crétin d’Addinson, lui n’a peur de rien. Je vous embrasse.
— Andrew, franchement, je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée…
Le régisseur faisait des cent pas angoissés dans sa propre cuisine en attendant que Blake ressorte de sa chambre.
— Je sais que ça part d’un bon sentiment, ajouta-t-il, et je t’en suis reconnaissant, mais vraiment…
À travers la porte, Andrew répondit :
— Venant de l’homme qui joue les fantômes cyclistes, tu me permettras de trouver l’argument spécieux… De toute façon, j’ai presque fini. As-tu mis la table ?
En ronchonnant, Magnier s’exécuta.
— En parlant d’Odile, reprit-il d’une voix forte, je fais un drôle de rêve depuis quelques jours.
— Raconte…
— Toujours le même, super précis. Ça a l’air complètement vrai. Je vole dans les nuages, tout est blanc autour de moi. Soudain, je la vois qui surgit devant moi et, avec un regard de folle, elle me flanque un grand coup sur le front. Le rêve s’arrête là, brusquement. Ça doit être une séquelle de mon accident.
— Sûrement… Tu es prêt ?
Magnier se planta devant la porte de sa chambre, et Blake ouvrit. En le découvrant, Philippe fit un bond en arrière et poussa un petit cri :
— Bon sang, tu es censé ressembler à Odile ? On dirait un travelo qui a marché sur une mine ! Youpla doit lui ressembler plus que toi !
Blake s’était affublé d’une perruque et de rouge à lèvres. Le résultat était saisissant, mais pas au niveau de la ressemblance.
— Écoute, Philippe, on n’est pas là pour un concours de sosies. Je fais ça pour t’aider. Il nous reste un quart d’heure avant la phase deux.
Magnier ne parvenait pas à détacher son regard du visage grotesquement grimé de son comparse. Sans même s’en rendre compte, il reculait lentement tellement cela le mettait mal à l’aise.
— Ça ne va pas être possible, dit-il en secouant la tête. Tu me fous trop la trouille. Je crois que je préférais encore dîner avec le majordome de l’enfer.
— Assieds-toi !
En d’autres circonstances, Philippe aurait pleuré de rire, mais en l’occurrence, voir cet homme, d’habitude si soigné, maquillé comme une voiture volée et avec la coiffure d’un rasta irradié lui coupait tous ses moyens.
— Ma mère disait que les gens ont toujours leur part d’ombre, mais toi, tu bats tous les records. Même vos rock stars, à côté, ont l’air de moines cisterciens…
— Mets-toi à table. On commence par la serviette.
Philippe la déplia et tendit le cou pour se la glisser dans le col.
— Pas comme ça. Tu la prends par un angle au-dessus du vide et tu laisses la gravité terrestre la déplier.
— C’est la gravité qui me met ma serviette ?
— Ensuite, tu la déposes sur tes cuisses.
— Mais c’est pas là que je me fais le plus de taches…
Magnier était stressé. Blake se posta face à lui.
— Philippe, respire.
— Je voudrais bien t’y voir ! Tu t’es regardé dans la glace ? Sûrement pas. Vu ta tronche, tu t’es maquillé dans le noir et avec les pieds. Et ta voix…
— Qu’est-ce qu’elle a, ma voix ?
— Ben… c’est la même que d’habitude, alors que ta tête… Forcément, ça perturbe.
— Je pensais que ça t’aiderait.
— J’espère que ce n’est pas ce soir que tu comptes m’apprendre à danser parce que si tu me touches, je peux te vomir dessus.
— Essaye de rester concentré. Manon ne va pas tarder à arriver et il faudrait au moins qu’on ait vu la manière de passer à table.
— Elle va te voir comme ça ?
— Où est le problème ?
— Mon Dieu, pauvre gosse ! Elle va accoucher de peur devant ma porte.
— Je l’ai prévenue que je serais déguisé et, contrairement à toi, elle n’en a pas fait tout un plat. Replie ta serviette et recommence.
Magnier s’habituait malgré tout à l’apparence de son « coach ». Du coup, il avait moins peur. Il commençait même à rigoler franchement.
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