On passe dans le salon. Sur la table, je dépose la lettre avec mon gros gant comme si c’était un déchet radioactif. On s’installe autour. Le chat a déjà sauté sur les genoux d’Émilie et lui sort le grand jeu. Il ne lésine pas. Il y va franchement sur les ronrons et le pétrissage des cuisses avec les papattes de velours. Profites-en mon gars, ce n’est pas elle qui sait où sont rangées les boîtes… Fais le mignon avec qui tu veux, c’est moi la grande prêtresse des boulettes en sauce.
— Tu n’as aucune idée de qui a pu t’écrire ça ?
— Pas la moindre.
— Premier point : ce n’est ni menaçant ni insultant. Pas la peine d’aller voir la police avec, ils te prendront pour une folle paranoïaque.
— Alors qu’est-ce que je fais ?
— Tout dépend du nœud à ton écharpe. Tu vas le faire, ou pas ?
— Je n’en sais rien. J’hésite. J’étais décidée à me passer des hommes et à ne plus jamais rentrer dans leurs combines…
— Comme tu veux. Si tu ne le fais pas, il a prévu le cas, tu n’entendras plus jamais parler de l’auteur de cette lettre. Par contre, si tu rentres dans son jeu, personne ne peut dire jusqu’où il t’entraînera…
— Merci, ça m’aide vraiment.
— Es-tu prête à ne jamais savoir qui t’a écrit cela ? Es-tu capable de t’en moquer éperdument ? Si tu choisis cette option, alors tu regarderas tous les mecs que tu côtoies en ayant un doute…
— Toi, tu ferais le nœud ?
— Sans hésiter. Au moins pour découvrir qui se cache derrière ce message. C’est quand même une drôle de façon de se comporter, tu ne trouves pas ? Le type ne vient pas te parler, comme s’il se méfiait de ta réaction… Tu n’as vraiment aucun suspect en ligne de mire ?
— Si. Beaucoup. Plus j’y pense et plus la liste s’allonge. J’ai même soupçonné le chat !
— C’est forcément quelqu’un qui sait que tu as rompu et qui connaît ton adresse.
— Cela peut correspondre à n’importe quel mec de la boîte, mais aussi à mon voisin, et à peu près n’importe qui puisque le concierge et Pétula ont dû parler de ma situation à la Terre entière.
— Qui te dit que c’est un homme ?
— Tu es sérieuse ?
— Pourquoi pas ?
— On va quand même essayer de rester raisonnable. Je me suis même demandé si ce n’était pas Hugues qui tentait de me faire tourner en bourrique.
— Ce nul ? Un stratagème aussi fin ? Et c’est toi qui demandes à ce que l’on reste raisonnables ? Il en est bien incapable.
— Il faudrait établir la liste des suspects. Par écrit. Tu veux bien m’aider ?
— Tu vas donc faire le nœud à ton écharpe…
J’hésite un moment, puis je lâche :
— Je n’ai pas le choix.
— Très bien. Alors nous avons un élément de plus pour identifier le mystérieux « homme qui tient énormément à toi ».
— Lequel ?
— Il se cache forcément parmi ceux qui vont chercher à te voir demain.
Émilie est restée dormir et j’en ai été soulagée. Je crois cependant qu’elle l’a décidé autant pour profiter de l’adresse et du chat que pour ne pas me laisser seule. Je ne lui en veux pas du tout. Il lui faut bien quelques raisons positives pour être à mes côtés, parce que vu mon état, je ne suis pas toujours de très bonne compagnie. Mais comme à chaque fois que l’on se retrouve coupées du monde et de nos problèmes, on a beaucoup rigolé. Dans cet immense appart, on était comme deux gamines que les parents auraient laissées seules pour un soir. On a passé deux heures dans le dressing, imaginé les aménagements les plus dingues un peu partout. On a même failli jouer à cache-cache. Je me demande à partir de quel âge on se comporte comme des « grandes ». Y a-t-il un moment dans la vie où notre façon d’agir correspond à l’image que notre année de naissance est censée renvoyer ? Je redoute ce moment-là. J’ai envie d’être un vin qui ne prend pas de tanin, envie de rester un perdreau de l’année. Mais ces derniers temps, je sens le bouchon et j’ai pris du plomb dans le magret…
En milieu de soirée, on riait tellement que le chat a pris peur et s’est sauvé. Nos mâles, quand on en avait, faisaient exactement la même chose. Même avec le moral à zéro et une lettre anonyme sur le dos, nous avons encore réussi à passer un grand moment. Mais ce matin, l’heure n’est plus à la rigolade.
Plus d’un quart d’heure pour faire ce satané nœud à mon écharpe. Trop haut, trop gros, trop petit. Pire qu’une starlette qui se torture avec son habilleuse avant d’affronter les photographes. J’espère que ce nœud ne sera pas celui de ma pendaison…
Juste avant de sortir, j’ai pris une longue inspiration, comme une skieuse de compétition qui s’apprête à s’élancer du haut d’un tremplin. J’espère ne pas finir éclatée dans la tribune d’honneur après un vol plané retransmis sur toutes les télévisions du monde. Pourtant, c’est bien parti parce que ça a commencé très fort : on a croisé Romain Dussart, mon voisin de palier. Il est éligible pour intégrer la liste des suspects. Il n’ignore pas que je viens de rompre et sait où j’habite. On a aussi rencontré M. Alfredo, et même le monsieur dont la grosse voiture fait des taches. Mais je ne les retiens pas pour la liste. Je suis décidée à passer ma journée à scruter tous les hommes que je rencontre. Je les inscris ou pas sur mon petit carnet, et on étudiera plus tard leur dossier pour savoir s’ils constituent des pistes sérieuses.
Dans la rue et le bus, Émilie se comporte comme un garde du corps. Il ne lui manque que l’oreillette et le flingue avec le silencieux, parce que pour le reste, c’est parfait. Elle dévisage tout le monde dans un rayon de dix mètres autour de moi, prête à bondir à la moindre alerte. Elle prend son rôle très au sérieux. Dès que mon écharpe se voit moins, elle la rectifie et la replace bien en évidence.
— Tiens-toi droite. On doit toujours voir le nœud. Tourne sur toi-même de temps en temps pour qu’il soit visible même si ton type marche derrière.
— Émilie, tu devrais te détendre.
En arrivant au travail, nous sommes passées au niveau d’alerte maximum. On entre en zone rouge. Mon instinct me souffle que l’auteur de la lettre pourrait bien se cacher dans les parages. Mais je me méfie de mes intuitions, surtout en ce moment, et particulièrement en ce qui concerne les hommes.
Pour que le message soit clair vis-à-vis de celui qui l’attend, je garde mon écharpe sur moi tout le temps, comme un hameçon. Et ma liste de suspects s’allonge si vite que je n’ai même pas le temps de marquer tous les noms au fur et à mesure. Je suis dans une situation paradoxale : c’est moi qui tiens l’appât alors que je suis la cible. Vous en connaissez beaucoup, des souris qui se déplacent avec leur tapette ? Ou des truites qui tiennent la canne à pêche qui va les attraper ? Je suis le premier canard qui souffle dans l’appeau au milieu des roseaux. Je suis la fille qui a tout compris. Dans quelques jours, au train où vont les choses, je me tire moi-même le coup de fusil. Coin coin !
J’ai croisé le stagiaire, qui m’a gratifiée d’un magnifique sourire. Rien d’affolant, me direz-vous, puisqu’il me sourit tous les jours, mais ce matin j’ai l’impression qu’il m’a regardée deux dixièmes de seconde plus longtemps. Que dois-je en déduire ? On y songera plus tard, parce que Vincent vient d’arriver avec un nouveau costume, et me fait un clin d’œil. Tous mes détecteurs s’activent. D’un ton léger, il me fait remarquer que mon écharpe est jolie. Mes capteurs s’emballent. Je surveille ses yeux, ses mains, tout ce que ses mots ne disent pas. Je disjoncte un peu. Dans ses yeux, je crois lire « Je t’aime, Marie », mais aussi une recette de cuisine à base de canard. Trop de pression, Marie, tu vas exploser en vol. Même si c’est la panique dans la tour de contrôle, ne mets pas le feu à la vitrine que tu offres de toi-même. Ne fais rien qui puisse trahir tes soubresauts intérieurs. Le magasin reste ouvert pendant l’incendie.
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