Il ne me reste plus que la buanderie et le salon à passer au peigne fin. Je regarde même dans le tambour de la machine à laver. Rien non plus. C’est bien ma veine, j’ai piqué le seul chat capable de devenir invisible.
Soudain, un grand bruit dans l’entrée me fait sursauter en hurlant : on frappe à ma porte. Je suis fichue : la BDPDCBD — la Brigade de Protection Des Chats Blancs Diaboliques — vient m’arrêter. Je vais plaider le coup de folie. Je regarde par l’œilleton. C’est M. Alfredo.
J’entrouvre la porte en redoutant deux choses : que le concierge sente l’épouvantable odeur qui se répand, et que le chat en profite pour s’enfuir en nous égorgeant tous les deux.
— Oui, monsieur Alfredo ?
— C’est vous qui avez crié comme ça ? Vous êtes drôlement émotive !
Pour donner le change, je rigole comme une abrutie, en rejetant bien la tête en arrière.
— Non, pas du tout, euh… Ce sont mes vieilles douleurs qui ressurgissent dans les périodes de grand froid. J’ai pivoté trop vite sur ma cheville fragile.
— Des vieilles douleurs, à votre âge ? Qu’est-ce que ce sera quand vous aurez le mien… Et pourquoi tenez-vous votre cuillère à salade comme un poignard ? Vous tuez les laitues ?
Que voulez-vous que je réponde d’intelligent ? Je fais comme si je n’avais pas entendu.
— Vous souhaitiez me voir ?
— Tout à l’heure, j’ai oublié de vous prévenir que vous aviez du courrier. Alors je vous l’ai monté.
Il me tend trois lettres.
— Merci bien, c’est gentil de vous être donné la peine. Excellente soirée.
— À vous aussi.
Je referme en prenant garde que mon geste n’ait pas l’air trop précipité. Je m’en sors pas mal. Cette saleté de chat ne s’est pas pointée. Ça veut dire qu’il est très doué et que j’ai intérêt à me méfier. Je m’aventure dans le salon en jetant un rapide coup d’œil à mon courrier. Facture, relevé de banque, et un pli beaucoup plus surprenant. Une enveloppe sans adresse, ni timbre, simplement adressée à « Marie Lavigne ». Écriture majuscule au stylo noir. Cela m’intrigue tellement que j’en oublie presque le félin.
Je me tiens au milieu du salon. Ayant sans doute senti ma vigilance se relâcher, la bête sournoise en profite pour passer à l’attaque. L’horrible créature se laisse tomber de je ne sais où, juste à côté de mes jambes, sur le canapé. Je pousse un nouveau hurlement mais, cette fois, beaucoup plus puissant. Tout l’immeuble a dû entendre. Le chat s’en fiche, il est assis, peinard, et se lèche le bout de sa patte avant. Je lui grogne dessus :
— Tu vas arrêter de me faire peur à mourir.
Puis, au cas où les voisins ou M. Alfredo auraient entendu, j’ajoute très fort :
— Aïe, mes vieilles douleurs !
Je suppose que le chat était en train de dormir sur le haut de la bibliothèque. Les coups du concierge l’auront sans doute réveillé. Je le caresse. Il est tout doux. Il fait le dos rond et se frotte contre moi.
— Tu dois avoir faim, c’est pour ça que tu te montres aimable. Ce matin je te kidnappe et tu me détruis la main. Et ce soir tu me fais des mamours pour avoir à manger. Tu es bien un garçon.
Mais avant de le nourrir, je dois en avoir le cœur net. J’ouvre la lettre suspecte avec précaution. Elle ne contient qu’une simple feuille tapée à l’ordinateur.
« Bonjour Marie,
« Puisque tu es enfin célibataire, nous allons pouvoir vraiment faire connaissance. S’il te plaît, ne cherche pas à découvrir qui je suis. Je viendrai à toi. Si tu veux que je t’écrive encore et que notre histoire commence, demain tu feras un nœud à l’extrémité de ton écharpe. Si tu n’en fais pas, alors je comprendrai et je disparaîtrai pour toujours. Si tu décides d’en faire un, alors tu recevras très vite de mes nouvelles. Tu es entièrement libre de ton choix. J’espère sincèrement que tu nous laisseras une chance.
« Bien à toi,
« Signé : Un homme qui tient énormément à toi. »
J’avais bien besoin de ça. Après le blaireau qui me fait cocue, voici le malade qui m’écrit des lettres anonymes. Je suis trop contente. J’espère rebondir de bonheur en bonheur, comme ça, jusqu’à ma mort. D’ailleurs, puisqu’on en parle, au train où vont les choses, j’espère crever vite parce que je ne vais pas pouvoir tenir longtemps ainsi.
Je contemple la lettre, incrédule et inquiète. À mon âge, avec ce que je sais de la vie, il n’est pas évident d’être encore étonnée par quelque chose. Eh bien là, si. Comme dirait Pétula, je suis même « trouée ». Ma vie était trop simple, trop limpide. Je nageais dans un bonheur absolu et j’étais maîtresse de mon destin. Tout était sous contrôle. Je n’ai jamais trouvé l’homme de ma vie mais lui m’a visiblement bien repérée. J’ai un détraqué à mes basques et il sait où j’habite. C’est l’horreur.
J’ai envie de crier. Je vais devenir folle. Je tremble de la tête aux pieds et le chat n’en a rien à battre. Je me jette sur mon téléphone pour appeler Émilie au secours.
— Waouh ! L’appart de malade !
Émilie ne m’embrasse même pas et commence directement sa visite.
— Merci d’être venue si vite…
— Normal.
Mais elle ne regarde ni la lettre que je lui tends, ni la tête que je fais. Elle s’engage dans le couloir, ouvre les portes. Je la suis, pas à pas, en lui présentant le document comme un enfant pressé de montrer son A+ en calcul à un adulte qui s’en fiche. Sauf que moi, ce n’est pas un bon point que j’ai gagné, c’est une malédiction.
Elle passe de pièce en pièce en poussant des râles de pâmoison à donner des doutes aux voisins.
— Si cela peut te rassurer, annonce-t-elle, je suis prête à rester dormir ce soir. Et je suis d’accord pour revenir aussi souvent que tu le souhaites parce que ici j’ai vraiment l’impression d’être en vacances dans un hôtel de luxe.
Elle jauge l’espace, jette un œil sur la cour intérieure par la fenêtre et déclare :
— Est-ce qu’il vaut mieux foirer sa vie sentimentale et vivre ici ou être heureuse dans le petit appart que vous aviez ? C’est une vraie question…
Elle se retourne vers moi et ajoute :
— Évidemment, on peut aussi foirer sa vie sentimentale et vivre chez moi…
Elle ouvre la porte des toilettes et s’enthousiasme :
— La vache, c’est grand comme ma chambre !
Puis elle tente :
— Écho, écho !
— Émilie, je t’en supplie, je suis morte de trouille avec cette lettre…
La voilà déjà arrivée dans la cuisine. Elle tombe sur le chat.
— C’est lui que tu as piqué ? Il est trop craquant. Quel âge peut-il avoir ? Quatre mois max.
Elle le caresse, il fait le joli cœur.
— Je crois qu’il m’aime bien.
— Il a faim, alors il aime tous ceux qui savent se servir d’un ouvre-boîte. Émilie, s’il te plaît, puis-je avoir ton attention ?
Elle observe la lettre sans la prendre et lâche :
— De toute façon, c’est fichu. Depuis le temps que tu tripotes ce document, même la police scientifique n’arrivera plus à y repérer d’autres empreintes que les tiennes.
Elle a raison. Quelle ahurie je fais ! Je pose précipitamment la lettre sur le plan de travail et je fouille dans le tiroir des ustensiles. J’y découvre un gant de cuisine et je reprends la lettre, non sans difficulté. Émilie me regarde.
— Tu sais, Marie, il existe des gants adaptés à chaque utilisation. Si tu as du mal à t’y retrouver, je te ferai un tableau de correspondance avec des dessins. Tu verras, c’est assez simple : pas de gants de chirurgien pour remettre du bois dans la cheminée et pas de gants de moto pour l’horlogerie. À la longue, j’espère que tu comprendras pourquoi les astronautes ne mettent pas de gants en laine tricotés par leur grand-mère pour leurs sorties spatiales.
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