— Il faut immortaliser ce moment historique !
On se place tous le long du flanc de l’engin et on demande au plus grand des gamins de prendre le cliché. Si on m’avait dit qu’un jour je poserais à côté d’une bagnole et que j’en serais heureuse… Mais cette photo-là, j’y tiens déjà. D’abord parce que ça fait plaisir de voir Xavier dans cet état et ensuite parce que c’est la première de Ric et moi.
Xavier nous interpelle :
— Encore une petite formalité, mes amis. Avant que je pose la garniture du tableau de bord, j’aimerais que vous me fassiez tous un petit autographe sur l’armature. Ce sera mon saint Christophe à moi, mon porte-bonheur.
Il sort un marqueur de sa poche et le tend au grand costaud. Tour à tour, chacun s’installe à la place du conducteur. Chacun y va de son petit mot. Xavier s’approche de moi :
— J’aimerais que ce soit toi la dernière, pour clôturer en beauté. Tu veux bien ?
Je suis touchée de cet honneur. Lorsque mon tour arrive, Xavier ouvre la portière et m’installe. À l’intérieur, c’est encore un peu industriel. Les cadrans et les boutons sont en place, mais sur la structure métallique encore nue. Sur les à-plats d’alu, ses amis ont laissé leurs messages. Ric aussi. Il a écrit : « Que ta route soit longue et belle. Je suis heureux d’avoir croisé ton chemin. Ric. » C’est beau. Bizarrement, je trouve que ça sonne comme un message à quelqu’un que l’on apprécie mais que l’on va quitter. Ric sait qu’il va partir, mon ventre se noue mais, quelque part, je l’ai toujours su.
Xavier prend place côté passager.
— Profites-en, Julie ! C’est sans doute la seule fois où tu seras au volant ! La prochaine, je serai ton chauffeur et je t’installerai derrière comme une princesse.
On rigole comme des mômes. À travers les vitres blindées, les autres nous observent et font des photos. Que dois-je écrire ? Je n’ai jamais dédicacé de tableau de bord. Je me lance. Xavier lit au fur et à mesure, ce qui est super intimidant. « Voilà longtemps que tu es un des moteurs de ma vie. Je souhaite que nos routes se suivent toujours. De tout mon cœur. Julie. » Il me saute au cou.
— Je suis très honorée de signer ton chef-d’œuvre, Xavier. C’est une belle idée que tu as eue là.
— Elle n’est pas de moi. C’est Ric qui me l’a donnée. Il m’a raconté que ses parents signaient tous leurs travaux comme ça, à l’intérieur.
« Ric t’a parlé de ses parents ? »
Je regarde Xavier qui ressort déjà. Dehors, Ric plaisante. Je suis perturbée. Xavier vient ouvrir ma portière avec des attentions de majordome. Je serais bien restée à l’intérieur quelques instants de plus, le temps de digérer. Et c’est alors que l’un de ses amis lui déclare :
— Dis donc, elle est vraiment balèze ta caisse. J’ai l’impression que tu l’as encore élargie par rapport à ce qui était prévu.
— De quinze centimètres.
— Tu l’as déjà sortie de ta cour ?
— Pas encore.
— T’es certain qu’elle passe dans le porche de ton immeuble ? Ce serait trop con…
On a passé la fin de la journée à consoler Xavier. Ça s’appelle une tuile. Même en démontant les tôles, ça ne passe pas. Il n’existe que trois solutions : casser la porte de l’immeuble — ce qui est impossible —, tronçonner la voiture — infaisable sans lui infliger des dommages irréversibles — ou la faire évacuer par hélico. On peut aussi invoquer les fées et les farfadets, mais personne n’a proposé l’option. Xavier était tellement en colère contre lui-même qu’on en est même arrivés à se demander si, en se cotisant tous, on ne pouvait pas lui offrir l’hélitreuillage. Ric s’est montré vraiment gentil avec lui et il était prêt à mettre pas mal pour l’évacuation aérienne.
Ce lundi matin, j’ai essayé de lui téléphoner, mais Xavier est sur répondeur. Il a dû passer une nuit épouvantable. J’ai presque honte d’avoir aussi bien dormi. Chaque soir, le monde se divise en deux grandes catégories : ceux qui vont s’endormir comme des marmottes, et les autres qui auront des cernes le lendemain. Chacun son tour, on passe d’un camp à l’autre au gré de nos vies. Pauvre Xavier, cette nuit, c’était son tour de ne pas fermer l’œil.
En me raccompagnant, Ric a laissé entendre que l’on pourrait se voir d’ici quelques jours. Alors, à nouveau, j’attends. Je n’ose pas prendre l’initiative.
Cette fois, j’ai mis les gâteaux pour Mme Roudan dans une boîte en plastique, ainsi les portes de l’ascenseur de l’hôpital ne m’éclateront plus le petit chou — je n’arrive pas à croire que c’est moi qui ai dit ça.
En entrant dans sa chambre d’hôpital, je l’ai trouvée assise sur son lit, vêtue d’une des chemises de nuit que j’avais apportées aux infirmières.
— Bonjour Julie !
Elle semble heureuse de me voir.
— Bonjour madame Roudan. Vous ne regardez pas la télé ?
— C’est ton heure, alors j’ai éteint pour t’attendre.
— Vous avez l’air en pleine forme.
— Je suis contente que tu sois là. Tu as vu ? Ils m’ont donné une belle chemise de nuit. Et des produits de toilette aussi. Il y a même du parfum.
— Tant mieux.
Je vois bien qu’elle m’observe. Pour donner le change, je lui fais admirer ses nouvelles tomates et ses fruits.
— Les petits pois ne vont pas tarder.
— Ils seront pour toi. Les infirmières m’interdisent de plus en plus de choses.
Elle me désigne la perfusion piquée dans son bras.
— Ils disent que ça me fatigue moins l’organisme si je me nourris avec ça. Alors, la boulangerie, comment ça se passe ? Il est revenu, ton méchant client ?
— Il est là tous les jours.
— Il ne faut pas te laisser faire.
— On est dans le commerce, on ne doit rien dire. C’est un client comme un autre.
— Tu peux me croire, les gens vont jusqu’où on les laisse aller.
— Ma grand-mère aurait pu dire ce genre de chose.
— Et avec Ric ?
Je lui ai tout raconté. J’avoue que ça me fait du bien. Je sais qu’elle ne me jugera pas. On s’est bien amusées. On a aussi discuté de son jardin, puis de la rue, du quartier et même du jardin public où elle m’a avoué avoir volé une bonne partie de la terre de son potager. Elle s’est fatiguée plus vite qu’à ma précédente visite. Je n’aime pas ça. Je ne veux pas que ce soit un signe.
Ceux qui disent que l’on ne peut faire qu’une seule chose à la fois racontent des histoires. J’étais en train d’écouter Mme Roudan me parler du jardin public lorsque soudain, ça a fait tilt. J’ai eu un flash, une vision. Ça y est. Je sais comment sortir la voiture de Xavier !
— Xavier, ouvre ! C’est moi, Julie.
Je tambourine à nouveau à la porte de son appartement. J’entends du bruit.
— Ne reste pas cloîtré comme ça. Il faut que je te parle.
Bruit de serrure, la porte s’entrebâille. Xavier a la mine détruite.
— J’ai peut-être la solution pour ta voiture.
— Eh ben, t’es un génie, parce que c’est impossible.
— Écoute-moi, Xavier !
Je le poursuis jusqu’à l’intérieur de son appart. C’est beaucoup moins bien rangé que chez Ric. La télé est allumée, il y a des chips jusque sur le canapé. Sa combinaison de mécanicien est jetée en boule dans un coin.
— Je voudrais aller vérifier quelque chose à ton atelier, maintenant.
Il finit un fond de verre de je ne sais quoi et grommelle :
— La largeur de ma bagnole, je la connais. Celle du porche aussi. C’est mort. Point barre.
— Ce n’est pas de ça dont il est question. S’il te plaît, accompagne-moi à ton garage.
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