— Merci pour ton message. Je ne suis pas très SMS alors j’ai préféré attendre que tu aies fini ta journée pour te parler de vive voix. Je ne te dérange pas ?
« À ton avis ? Ça fait six jours que je ne dors pas, que je passe mes journées à te guetter, que je frôle ta porte. T’as rien compris ou quoi ? »
— Non, tout va bien. Ta semaine s’est bien passée ?
— La semaine ? C’est vrai qu’on est déjà samedi. Je n’ai rien vu filer.
« Moi j’ai compté chaque minute, j’ai espéré un milliard de fois et je suis morte de chagrin autant de fois moins une. »
Il reprend :
— Tu trouves tes marques à la boulangerie ?
— Il faut prendre le rythme, mais ça va.
C’est terrible mais j’ai l’impression qu’on n’a rien à se dire. C’est comme ça avec les vieux couples. Le temps ne nous laisse plus que le quotidien. On est comme deux empotés, moi debout en pleine rue et lui… J’ose demander :
— Tu fais quoi ?
— Je prépare du matériel pour un client.
— Le samedi soir ?
— Une urgence.
« Ben voyons. »
— Ric, je voulais m’excuser pour dimanche dernier. Je n’ai pas été très correcte après le concert mais j’étais tellement…
— T’excuser ? Mais arrête de t’excuser pour tout ! Ce n’est pas la première fois que je te le dis. J’étais content d’y aller avec toi et, pour la remise des prix, je crois que tu avais raison. Si tous les gens réagissaient avec ton intégrité, alors ce monde serait plus juste.
J’aimerais tellement qu’il soit devant moi pour voir ses yeux pendant qu’il me dit ça. Je ne sais pas comment le lui demander, mais je crève d’envie de savoir quand on pourra se revoir. Il me dit :
— Demain matin, je vais courir. Toi tu seras à la boulangerie mais, en revenant, je passe te voir et on se cale un truc.
« C’est ça, calons-nous un truc. »
— Super. Bon courage pour ton urgence et cours bien.
— À demain.
— À demain, Ric.
Quel bonheur de dire ces simples mots. Cette fois, il n’a pas dit « À bientôt ». « À demain », c’est déjà un rendez-vous.
Entre la sonnerie et le moment où j’ai raccroché, il s’est écoulé environ trois minutes pendant lesquelles j’ai été anxieuse, énervée, touchée, honteuse, pleine d’espoir, heureuse et impatiente. Pourquoi nous font-ils ça ?
Je n’avais plus qu’une seule envie : dormir. La chemise de Ric me tendait à nouveau les manches. Je me suis glissée sous les couvertures, j’ai tout raconté à Toufoufou et je me suis écroulée.
J’étais en train de garnir un sachet avec huit pains au chocolat lorsque je l’ai vu passer. Il a fallu que je recompte. Il portait son sac à dos. En moi, un chronomètre s’est alors automatiquement déclenché. Il est revenu 1 heure et 21 minutes après. Désolée, mais je n’arrive pas encore à compter les dixièmes. Avec sa vitesse de course moyenne, il a pu aller assez loin dans la ville et même s’aventurer au-dehors. Il entre dans la boutique. Mme Bergerot le salue :
— Bonjour jeune homme. Julie va s’occuper de vous, vous serez en bonnes mains. Mais je crois que vous le savez déjà…
En temps normal, je ne suis pas du genre à rougir, mais là, je me sens devenir plus écarlate qu’une tarte aux fraises.
— Salut Julie.
— Bonjour Ric.
« Et dans le stade plein à craquer, la foule en délire hurle à l’unisson : Calez-vous un truc ! Calez-vous un truc ! , avec des pompom girls qui forment les lettres avec leurs bras. »
— Je vais te prendre une baguette. C’est beaucoup pour moi mais je vais peut-être avoir du monde à dîner… Sinon, je la mettrai au congélateur.
Pourquoi me dit-il ça ? Je n’ai pas assez souffert la semaine dernière ? Soit il a réussi à faire évader sa grognasse — ce qui expliquerait pourquoi je ne l’ai pas vu pendant des jours — et ils se préparent un souper avant d’aller vous-savez-où faire vous-savez-quoi, soit il va lui faire des sandwichs avec amour…
Je lui en choisis une bien cuite, pas du tout comme il aime. Il me souffle :
— Dis donc, je viens de voir Xavier. Cet après-midi, il organise une petite fiesta pour célébrer la livraison de sa dernière portière peinte. Il m’a demandé de t’inviter. On y va ensemble, si tu veux.
Je m’étrangle. Mon vieux copain Xavier m’invite par l’intermédiaire d’un vague comparse qu’il connaît depuis à peine un mois ? J’hallucine ! Ric ajoute :
— Vers 15 heures C’est bon pour toi ?
— Pas de problème. Tu passes me chercher ?
— Parfait.
Il va pour sortir mais se ravise et me demande :
— Ça va ? T’as l’air d’avoir avalé de travers…
Il fait un peu moins chaud que ces derniers temps. Dans la cour, trois enfants jouent au tennis contre le mur aveugle d’un bâtiment voisin. Xavier a recouvert son monstre d’une immense bâche bleue. C’est tellement gros qu’on dirait qu’il cache un sous-marin. Ric marche devant moi. Quelques personnes sont déjà arrivées. À première vue, que des garçons. Xavier apparaît. Il a mis une combinaison de mécanicien, kaki, impeccable.
— Salut Ric ! Salut Julie ! C’est sympa d’être venus.
Heureusement, il n’y a qu’à moi qu’il fait la bise…
— Alors, c’est le grand jour ? dis-je.
— Pour la carrosserie en tout cas. Vous allez voir la bête. On attend encore un collègue et sa femme, et je vous montre.
Tout le monde tourne autour du monstre recouvert.
— Et t’as réussi à compenser le volume du réservoir ? lui demande un grand costaud.
— En rognant un peu sur le coffre, oui.
Les deux derniers arrivent enfin. Un jeune couple. Ils se tiennent la main. Rectification, c’est surtout elle qui s’agrippe à lui. Il faut que je fasse attention de ne jamais me comporter comme ça avec Ric.
— Nathan et Aude ! s’exclame Xavier. On n’attendait plus que vous. Approchez pour assister à la présentation officielle, venez voir les merveilles de la tôle !
Tout le monde se salue. Impatient comme un gamin, Xavier se place devant son véhicule :
— C’est cool de vous voir tous ici. Ça veut vraiment dire quelque chose pour moi. Vous m’avez tous aidé pour ce projet, d’une façon ou d’une autre. Dans quelques semaines, XAV-1 roulera pour de bon mais, dès aujourd’hui, je veux partager avec vous cet instant.
Il est ému. Il attrape le bord de la bâche et tire dessus.
Lentement, le plastique glisse le long du véhicule, qui se révèle. L’arrière, les portières, le toit puis le capot et l’avant apparaissent. En noir mat et dans ces dimensions, c’est plus qu’impressionnant. Pendant des mois, j’ai vu Xavier assembler ce qui ressemblait à un gros bric-à-brac de ferraille, mais avec son enveloppe, on découvre la ligne, l’élégance du fuselage de sa berline. Spontanément, on se met tous à applaudir. Xavier va y aller de sa petite larme. Ses collègues le félicitent chaleureusement. Ric et moi restons en retrait. Alertés par le bruit, quelques habitants de son immeuble ont ouvert leurs fenêtres. Une petite dame s’écrie :
— Elle est magnifique, Xavier !
À l’étage du dessous, c’est un couple qui crie bravo. Les gamins ont arrêté de jouer, subjugués par un engin comme on n’en voit que dans les films.
Un des collègues caresse l’arrière de la voiture. Son geste d’une douce sensualité ne serait sans doute pas différent s’il effleurait la femme de ses rêves. Il faudra un jour que quelqu’un m’explique.
— T’as complètement repris la ligne, elle est démente, lâche-t-il, admiratif.
Un autre sort un appareil photo :
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