— Pitié, madame !
Madame ? Mais quel âge croit-il que j’ai ? Je suis sciée. C’est la première fois de ma vie qu’on m’appelle madame ! Profitant de ma stupeur, il se sauve à quatre pattes, le dos à l’air. Dois-je lui dire de se couvrir ou que je vais le tuer ? Face à nous, la cavalerie du collège déferle. Mes copains ont beau faire écran, c’est un véritable déluge de boules parfois bien tassées qui s’abat sur moi. Je ne vois plus rien. J’ai de la neige dans les yeux. En titubant, je recule, et je percute Dorian qui tente de rallier le hall.
— Vous jouez comme des bébés, siffle-t-il. Vous êtes ridicules. Si vous ne voulez pas grandir, fallait rester en 6 e…
Je m’essuie les yeux, désemparée. Il est déjà loin, secouant la tête avec mépris. Les boules pleuvent toujours mais ce crétin m’a gâché mon envie de rire. Pourquoi n’aurait-on plus le droit de jouer quand on grandit ? Pourquoi faudrait-il renoncer à ces joies simples pour rentrer dans des codes et se prendre au sérieux ? Qu’est-ce qui est le plus débile : jouer à la neige ou s’extasier sur une application de téléphone aussi futile que payante ?
Une grappe de petits suspendue à ses épaules, Clément s’écroule à mes pieds.
— Aide-moi, Camille ! Fais-leur bouffer de la neige !
Je n’arrive pas à bouger. Quand je me pose des questions, je ne parviens plus à m’amuser. Ça sonne. Comme une nuée de moineaux, les collégiens disparaissent vers leurs bâtiments. On reste entre nous, un peu hébétés. Léo secoue la neige de son blouson. Malik se plie en deux pour faire tomber la boule glacée qu’il a dans le cou. C’était bien. À part l’autre abruti qui passe sa vie à dézinguer ceux qui l’entourent, c’était vraiment bien. Les rares fois où l’on arrive à tout oublier, à se laisser aller dans l’instant, personne ne devrait avoir le droit de vous agresser.
Dans le hall, Axel me rattrape :
— Qu’est-ce qu’il t’a dit, l’autre crétin ?
— Rien. Ne t’inquiète pas.
— J’ai bien vu que ça t’avait rendue triste. Il a encore craché son venin ?
— Il a dit qu’on était des bébés parce qu’on jouait à la neige…
— Laisse tomber. C’est vraiment une petite ordure. Son seul moyen d’exister, c’est de démolir. Je vais aller lui dire deux mots.
Je le retiens par le bras.
— Non, Axel, c’est inutile. Je te promets. C’est gentil mais je n’ai pas envie que tu t’énerves pour ça. C’est à moi d’apprendre à relativiser…
Il me pose la main sur l’épaule en signe de réconfort.
J’ai mis longtemps à comprendre ce qui rend Axel si particulier. Évidemment, le fait qu’il soit plutôt beau garçon pèse certainement, mais ce n’est pas l’essentiel. Cela se joue plutôt au niveau de sa personnalité. Je l’ai toujours senti, mais je ne l’ai vraiment compris que l’année dernière. Et depuis, je l’observe, et cela se vérifie à mes yeux chaque jour. Les autres filles lui tournent autour parce qu’il est beau gosse. Vanessa le couve du regard, d’autres papillonnent devant lui. Au début, j’ai eu peur de n’être qu’une de plus. Je les entendais en parler, « flasher sur ses yeux », le trouver « trop rassurant », j’en passe et des plus gratinées. Ce n’est pas ce qui me touche le plus chez lui. Il m’a fallu aller au-delà de cette image séduisante pour découvrir ce qui lui donne sa vraie valeur. Il ferait une tête de moins et il aurait un regard de tourteau qu’il m’impressionnerait quand même. Son charme à mes yeux se résume à une seule phrase : Axel dégage l’énergie de ceux qui ont quelque chose à faire. Cela peut paraître simple, mais c’est rare. La plupart des garçons se donnent des airs, un style, ils se la jouent. Lui non. Il n’est jamais dans une attitude. À côté, tous ceux qui s’arrangent pour qu’on voie leur caleçon, pour qu’on entende la musique qu’ils écoutent ou qui se mettent du gel ont l’air de petits clowns. Chaque fois qu’Axel fait quelque chose, on sent que c’est parce qu’il l’a décidé. Il y a ceux qui font comme les autres, et il y a les autres. Il appartient définitivement à la seconde catégorie. Lui se moque du regard d’autrui, il n’a que faire des jugements ou des modes. Quand il donne un avis, il est clair que c’est parce qu’il a réfléchi. Lorsqu’il vous parle, il vous regarde bien en face, et c’est d’ailleurs assez difficile à soutenir. Il ne dit jamais plus que ce qu’il veut dire. Il ne sourit jamais par principe, il ne fait jamais semblant. Je trouve cela très beau. J’ai toujours eu un faible pour Axel. Léa aussi. Par respect l’une envers l’autre, on a décidé qu’aucune de nous ne tenterait jamais rien avec lui. Nous n’en avons parlé qu’une seule fois, il y a deux ans. J’avais fait un cauchemar horrible : Léa venait de se marier avec Axel. Ils se tenaient tous les deux sous le porche de la mairie. Souriants, beaux, amoureux. Le riz pleuvait sur eux, et moi j’étais cachée dans le jardin public, à les espionner en pleurant toutes les larmes de mon corps. J’en voulais à Léa, j’en voulais à Axel. Depuis, Léa et moi évitons pudiquement le sujet, mais je n’arrive pas à m’empêcher de le regarder. J’ai toujours peur que Léa me surprenne ou lise ce que mes yeux doivent dire. Je ne voudrais pour rien au monde qu’une histoire d’amour abîme notre amitié. Alors j’en suis réduite à considérer Axel comme un ami, un vrai, et pour longtemps j’espère. Pourtant, je me dis que si un jour je devais faire ma vie avec un garçon, j’aimerais bien qu’il lui ressemble. J’aime son indépendance. Je ne l’ai jamais vu se laisser embarquer par les autres. Il a un téléphone mais il n’envoie jamais de textos. Il n’est sur aucun réseau social. Il ne va pas souvent aux fêtes. Quand ses potes se mettent à parler jeux vidéo, chaussures ou vêtements, il s’éloigne. Et soudain, il semble dans un autre monde. Axel ne dit jamais rien de sa vie hors de l’école. Il n’invite personne chez lui. Il a des notes plutôt bonnes mais je sais qu’il travaille dur pour ça. Je n’ai jamais osé lui poser des questions sur son quotidien, sa famille, ses passions, et pourtant, elles se bousculent dans ma tête. Je crois qu’il m’aime bien.
Même s’il n’est pas le dernier pour rigoler, je ne l’ai vu qu’une seule fois vraiment heureux. C’était l’année dernière, en sport. Il pleuvait à verse et nous étions dans le cycle rugby. Par une idée comme seuls les profs de sport peuvent en avoir, la partie était mixte, histoire de prouver que les femmes sont bien les égales des hommes. Dans chaque équipe, les mecs chargeaient pendant que les filles fuyaient. Des cochons au milieu des poules. Un grand moment de pédagogie… Nous étions tous trempés, couverts de boue, et le stade où l’on espère encore ne pas trop se salir était dépassé depuis longtemps. Tibor était arbitre, mais au lieu de surveiller le match, il essayait d’apprendre au chien du gardien à souffler dans le sifflet. Nous étions tous répugnants et, foutu pour foutu, se jeter dans les mares devenait presque un jeu en soi.
Le prof avait équitablement réparti les costauds dans chaque camp. Axel était avec nous et Louis, le grand métis, était dans l’autre équipe. Personne n’arrivait à arrêter Axel, sauf Louis. Nous nous efforcions tous de lui passer la balle et de lui ouvrir le chemin. Je courais à côté d’Axel, ou pour être plus honnête, Axel est passé près de moi en courant pendant que je le regardais. Louis l’a plaqué. J’étais face à eux deux au moment où ils sont tombés. Emportés par leur élan, ils ont glissé presque jusqu’à mes pieds. J’ai d’abord eu peur, mais la fascination a vite pris le dessus. Je me trouvais au bon endroit pour voir. Heureux de jouer, Axel a eu un sourire comme je ne lui en avais jamais vu. Ses dents blanches illuminaient son visage couvert de terre. Ses yeux brillaient d’un éclat de pure énergie et je l’ai entendu exploser de rire. C’était puissant, physique. Louis a repris le ballon et s’est sauvé pour marquer. Axel a perdu le point, mais il était heureux. Il est resté quelques instants au sol, sous la pluie, dans la boue, à irradier le bonheur. Il n’a pas remarqué que je l’observais, et personne d’autre que moi n’a perçu son expression. C’est la seule fois où je l’ai vu dégager cela. Ça ne s’est plus jamais reproduit — en ma présence en tout cas. Au-delà du garçon sérieux qui fait toujours ce qu’il doit, j’avais entrevu autre chose. Ce moment reste en moi comme un trésor, comme un secret. J’espère qu’un jour je pourrai lui en parler. Je suis déjà jalouse de celle qui provoquera cela en lui, car je dois bien avouer autre chose : lorsque Axel parle à d’autres filles, ça m’agace. Je sais que c’est nul, mais je n’arrive pas à maîtriser ce sentiment. Vous vous dites sûrement que ma situation est d’une affligeante banalité et que, comme une midinette, je suis juste amoureuse d’un beau mec de mon âge. Je verrais une fille dans mon état, je penserais exactement pareil. Pourtant, je sens en moi qu’il y a autre chose et que même plus tard, dans des années, mariée à un autre et vivant au bout du monde, chaque fois que je penserai à Axel, j’éprouverai cet étrange sentiment, cette attirance bien plus forte qu’une séduction. Je ne sais pas quoi en penser. Normalement, je devrais en parler avec Léa, mais c’est impossible. Parfois, je voudrais en discuter avec maman, mais je ne sais pas si elle comprendrait. Pourtant, j’aimerais bien savoir où j’en suis. J’y pense tout le temps. Je me sens si seule vis-à-vis de ça. Je sais que ma tante Margot me répondrait franchement. Elle me dirait la vérité, avec l’esprit libre et irrévérencieux dont elle est capable, mais je ne la vois pas avant des semaines, et je ne me sens pas d’aborder ça au téléphone. Où en serai-je d’ici là ?
Читать дальше