— Pourquoi prenez-vous ce risque ? demande Olivia.
— Ta question est terrifiante, et j’espère que tu comprendras ma réponse. Je prends ce risque parce que j’essaie de bien faire mon métier. Je n’ai pas choisi de devenir prof pour les vacances. Je suis devant vous parce que j’y crois. Étant donné ce que je suis et mon parcours, c’est — j’en suis convaincu — ma place. Nous sommes encore quelques-uns dans ce cas. C’est avec nous que vous passez le plus de temps. Je vous vois davantage que vos parents. C’est avec vos copains, là, ensemble, dans cette classe, que vous découvrez la vie. Vos premiers amis, vos premiers ennemis, vos premiers modèles, vos premières amours, vous les avez tous eus ou vous les aurez à l’école. Vous n’êtes pas n’importe où. Vous n’êtes pas dans une prison. Vous êtes au début de votre existence.
Pour une fois, personne ne regarde dehors, personne ne fait ses maths pour le cours d’après, personne ne dessine. Tout le monde a les yeux rivés sur M. Rossi. Ça n’arrive jamais. D’accord ou pas avec ce qu’il dit, tout le monde se sent concerné. Il reprend :
— Chaque graine qui pousse est un miracle. De sa germination à sa maturité, elle est à la merci de beaucoup de dangers. Un oiseau peut la gober, quelqu’un peut marcher dessus, elle peut geler ou s’assécher parce qu’une plante voisine lui prend l’eau dont elle a besoin. Chaque arbre adulte est un rescapé chanceux face à tout cela. Je vous souhaite à tous de devenir de grands arbres majestueux. Mais vous, contrairement à la graine dans la forêt, vous avez la faculté d’agir, de choisir et d’évoluer. Ceux qui ont vécu avant vous, pour les plus nobles, ont permis cela en faisant évoluer leur temps afin de rendre le vôtre meilleur. C’est aujourd’hui votre tour. Vivez, ayez votre âge, soyez fous, mais ne perdez jamais de vue la réalité. Je sais que ce n’est pas facile étant donné ce que l’on vous donne à voir, mais soyez plus forts que ce décor vulgaire qui vous cache la vraie vie. Ne gâchez pas ce temps qui vous est offert et tâchez de survivre. C’est votre mission pour le moment. Ensuite, vous vous choisirez vos engagements par vous-mêmes.
— Quand on a une mission, on est payé pour, objecte Théo.
— Faux. Tes parents ne sont pas payés pour t’élever, et c’est pourtant une vraie mission. Celui qui t’aide à trouver ton chemin dans la rue, l’ami qui te console, la femme qui te supporte, tout ce qu’il y a de plus important dans la vie n’est jamais rémunéré. Elle est triste, cette logique de contrepartie. Vous n’avez rien payé pour être vivants, et vous l’êtes pourtant. Un jour, les plus humains d’entre vous découvriront que c’est une chance et que, littéralement, elle n’a pas de prix. En attendant, je vous invite sincèrement à vous interroger sur le fonctionnement du monde et la place que vous souhaitez y tenir. Ne vous dites pas que ce dont nous venons de parler n’a rien à voir avec l’économie. Consommer, c’est choisir, c’est voter, c’est échanger son pouvoir avec ceux dont on devient dépendant. Exister, c’est savoir ce que l’on donne et ce que l’on prend. Il serait réducteur de ramener l’économie à une simple affaire de bénéfice ou de perte. La conscience et l’aptitude au choix sont deux critères qui sous-tendent tout ce que l’on fait. Méditez là-dessus. Je suis là si vous avez des questions.
Pour une fois, c’est le prof qui remballe ses affaires le premier et qui sort avant tout le monde. M. Rossi termine toujours ses cours par cette phrase : « Je suis là si vous avez des questions. » Personne n’est jamais allé lui en poser.
On finit quand même par bouger. Pauline s’approche :
— Tu as vu, Manon n’est pas là. Tu sais ce qu’elle a ?
— Non. Je la vois moins depuis qu’elle est avec Malik.
— Elle ne répond ni sur son portable, ni aux SMS…
La tête encore chamboulée par le cours de M. Rossi, on se retrouve dans le hall, un peu hagards. Il y a clairement deux camps : ceux qui rejettent son propos parce qu’il les remet en cause, et les autres qui se posent des questions. Même si peu en parlent, il est clair que tout le monde y pense. Alors que nous sommes en pleine phase d’orientation, l’idée d’avoir à choisir sa voie résonne en nous. Mais en matière d’orientation, on nous demande plus de cocher des petites cases et de choisir parmi des voies prétracées que de penser nos vies… Beaucoup ne savent pas ce qu’ils veulent faire. La plupart sont décidés à continuer leurs études le plus loin et le plus haut possible. Certains ont déjà des critères plus précis et veulent gagner de l’argent, ou voyager, ou ne pas se prendre la tête, ou même les trois à la fois ! Akshan Palany dirait sans doute que ceux-là ne pensent déjà plus à leur mission avant même de l’avoir commencée…
On a décidé de passer notre heure d’étude au CDI pour avancer sur la préparation du TP de chimie. Il y a encore du boulot. En montant l’escalier, je discute avec Léa quand, brusquement, je me fais bousculer par quelqu’un qui descend. J’ai l’impression que ce gros balourd s’est accroché à mon sac. Je manque de perdre l’équilibre et me retourne pour me dégager. Je tombe nez à nez avec un autre terminale, aussi grand que moi alors qu’il est deux marches en dessous. Il ne m’a pas bousculée ; il m’a attrapée par mon blouson et me retient.
— Tu es bien la fille du chien de garde du centre commercial ?
Il a le regard mauvais.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Ton père a encore fait embarquer mon grand frère hier, et on commence à en avoir marre. Alors dis-lui de nous lâcher sinon t’auras des problèmes…
Je suis sous le choc.
— Je ne connais même pas ton nom…
— Cherche pas. Il a pas dû en faire coffrer des dizaines hier. Passe-lui le message et t’occupe pas du reste.
Léa s’en mêle :
— Non mais ça va pas d’agresser ma copine comme ça !
— Reste en dehors de ça.
Le type me relâche et pointe vers moi un doigt menaçant. À peine a-t-il tourné les talons que je me mets à trembler comme une feuille.
— Quel débile ! s’énerve Léa.
Ce n’est pas la première fois que l’on me reproche les activités de mon père, mais ça n’avait jamais été aussi violent et aussi menaçant. Qu’est-ce que je vais faire ?
Je suis dans la file d’attente de la cantine avec Léa, Pauline et Vanessa. Elles discutent, mais je ne les écoute pas. Les mots de M. Rossi me résonnent dans la tête. En général, on mange le plus tard possible pour éviter la cohue. J’attrape un plateau mouillé et je me retrouve devant le présentoir des desserts. Difficile de penser à de grandes choses devant le rail d’un self-service. Tout le monde pousse son plateau en saisissant les assiettes au passage. Les bras se tendent, comme des robots sur une chaîne. C’est tout un univers, le tintement des couverts sans cesse manipulés, la lumière clinique, le choc des plats, le raclement des spatules dans les grandes gamelles en inox, les dames du service avec leur charlotte sur la tête, les plaisanteries des chefs dans leur habit blanc, les odeurs mêlées de ce qui a cuit, frit ou brûlé… Au bout du rail, juste après le pain, une femme nous tend des pommes bien rouges en insistant chaque fois que l’un de nous passe devant elle pour que l’on mange des fruits. Je ne sais pas si c’est la couleur de la pomme ou sa tête, mais elle me fait penser à la sorcière de Blanche-Neige .
À peine installée, Vanessa picore du bout de sa fourchette. Si Valentin arrive, je parie qu’il viendra s’asseoir avec nous. Il ne le fera pas pour notre conversation, mais parce qu’il sait qu’aucune de nous ne finit jamais son plateau et qu’il a très faim…
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