— Tout le Jockey [246] Le Jockey — le Jockey-Club, association qui s’occupe de concours hippiques (courses de chevaux).
, dit Henri, est un Jenny Club.
— Les lycéens me touchent plus, dit Jenny. Et celui-ci termine par des vers… Ecoutez, mou cher:
Enfin pardonnez-moi mon humble poésie
Et ne méprisez pas mes rimes, en faveur
De mon sincère amour. Surtout, je vous en prie,
Ne dites rien au Proviseur.
Ce n’est pas charmant?
— Vous allez lui répondre?
— Non, bien sûr! Il y en a comme ça dix par jour. Si je me mettais à répondre, je serais perdue… Mais cela me rassure… Ces admirateurs de seize ans, je les garderai longtemps.
— Pas sûr… A trente ans, ils seront notaires.
— Et pourquoi les notaires cesseraient-ils de m’admirer?
— Il y a encore ceci, Mademoiselle, dit l’huissier.
Il tendit à Jenny un bouquet de violettes de deux sous.
— Oh! c’est trop gentil… Regardez, Henri… Il n’y a pas de carte?
— Non, Mademoiselle… Le concierge m’a dit que cela a été déposé chez lui par un Polytechnicien [247] Polytechnicien (m) — élève de l’Ecole polytechnique, école militaire qui prépare des officiers de l’artillerie et du génie.
en uniforme.
— Ma chère, dit Henri Stahl, mes compliments… Emouvoir ces „têtes à x“ [248] têtes à x — surnom des Polytechniciens.
n’est pas facile.
Elle respira longuement les violettes.
— Elles sentent très bon… Voila les seuls hommages, qui me font plaisir… Je n’aime pas le public, mûr et béat, qui vient me voir mourir à minuit comme il se rend à midi au Palais-Royal, pour entendre partir le canon [249] Palais-Royal — grand palais de Paris; autrefois on y tirait tous les jours un coup de canon à midi. La Comédie-Française se trouve dans un des bâtiments dépendant du Palais-Royal.
.
— Le public est sadique [250] sadique — qui aime à faire ou à voir souffrir.
, dit Stahl. Il l’a toujours été… Les jeux du cirque… Quel succès aurait une comédienne qui avalerait un cent d’aiguilles!
Elle rit:
— Et celle qui avalerait une machine à coudre, dit-elle, ce serait le dernier mot de la gloire.
On criait: „En scene!“ Elle se leva:
— Allons, à tout à l’heure! Je vais avaler mon cent d’aiguilles.
Et voilà, d’après le récit de Jenny, comment l’aventure commença.
Le mercredi suivant, de nouveau, pendant le dernier entracte, l’huissier, avec un sourire, vint apporter à Jenny un petit bouquet de violettes.
— Tiens! dit-elle. Est-ce encore mon Polytechnicien?
— Oui, Mademoiselle.
— Comment est-il?
— Je ne sais pas, Mademoiselle. Faut-il demander au concierge?
— Non; cela n’a aucune importance.
La semaine suivante, elle ne joua pas le mercredi, mais quand elle arriva, pour répéter, le jeudi, le bouquet de violettes, un peu fané cette fois, était dans sa loge. En sortant, elle s’arrêta chez le concierge:
— Dites-moi, Bernard, mes violettes? Elles venaient du même jeune homme?
— Oui, Mademoiselle… C’est la troisième fois.
— A quoi ressemble-t-il, ce Polytechnicien?
— Il est gentil… Très gentil… Un peu maigriot, les joues creuses, les yeux battus [251] les yeux battus — les yeux cernés.
. Une petite moustache brune. Un lorgnon… Ça fait drôle, avec l’épée [252] l’épée fait partie de l’uniforme des Polytechniciens.
… Ma foi, Mademoiselle, il a l’air bien épris, ce jeune homme. Il me tend son bouquet de violettes en disant: „Pour M lleJenny Sorbier“, et il rougit…
— Pourquoi vient-il toujours le mercredi?
— Mademoiselle ne sait pas?… Le mercredi est le jour de sortie des Polytechniciens. Tous les mercredis, le parterre et les galeries en sont pleins… Chacun avec une jeune fille.
— Le mien a sa jeune fille?
— Oui, Mademoiselle, mais c’est sa sœur… Ils se ressemblent que c’en est frappant…
— Pauvre garçon! Si j’avais du cœur, Bernard, je vous dirais de le faire monter au moins une fois au foyer, pour qu’il puisse me remettre lui-même ses petites violettes.
— Ça, vraiment, je ne le conseille pas, Mademoiselle… Ces amoureux de théâtre, tant qu’on ne s’en occupe pas, ils sont sans danger. Ils admirent les actrices de loin, sur la scène, et cela suffit à les contenter. Si on leur accorde le plus petit signe d’attention, alors ils s’accrochent, et ça devient terrible… Qu’on leur donne le bout des doigts, ils veulent la main… Qu’on leur donne la main, ils exigent le bras… Oui, Mademoiselle, vous niez mais, moi, j’ai l’expérience… Il y a vingt ans que je suis ici. Ah! j’en ai vu, dans cette loge, des jeunes filles amoureuses… Et des garçons toqués… Et des vieux messieurs… J’ai toujours accepté les fleurs, les billets, mais pour les laisser monter, rien à faire!
— Vous avez raison, Bernard… Soyons insensibles, prudents et cruels.
— C’est pas de la cruauté, Mademoiselle; c’est du bon sens.
Des semaines passèrent. Chaque mercredi, Jenny recevait son bouquet de deux sous. Dans la Maison, on connaissait maintenant l’histoire. Une camarade dit à Jenny:
— Je l’ai vu, ton Polytechnicien… Il a une charmante tête romantique. Un garçon fait pour jouer Badine, ou Le Chandelier [253] Badine ou Le Chandelier — On ne badine pas avec l’Amour et Le Chandelier, comédies de Musset.
.
— Comment sais-tu que c’était le mien?
— Parce que je me suis trouvée, par hasard, chez le concierge au moment où il apportait ses fleurs en disant timidement: „Pour M lleJenny Sorbier, s’il vous plaît…“ C’était touchant. On devinait le garçon très intelligent, qui a peur d’être ridicule et qui pourtant ne peut s’empêcher d’être ému… Un instant, j’ai regretté qu’il ne vienne pas pour moi; je l’aurais remercié, consolé… Note qu’il ne demandait rien, pas même à te voir… Mais si j’étais toi…
— Tu le recevrais?
— Oui, un instant… Voilà des semaines que ça dure. Et les vacances arrivent. Tu vas partir… Donc pas de risque qu’il s’incruste…
— Tu as raison, dit Jenny. C’est une folie que de mépriser les admirateurs au temps où ils sont nombreux et jeunes, pour courir après eux, trente ans plus tard, quand ils deviennent rares et chauves.
Ce soir-là, en sortant, elle dit au concierge:
— Bernard, mercredi prochain quand ce Polytechnicien viendra avec ses violettes, dites-lui de me les apporter lui-même après le trois… [254] le trois — le troisième acte.
Je joue le Misanthrope [255] Le Misanthrope — comédie de Molière.
. Mon rôle a une seule robe. Je remonterai dans ma loge et je l’y recevrai… Non! Je l’attendrai dans le couloir, au pied de l’escalier… Ou peut-être au foyer.
— Bien… Mademoiselle ne craint pas…?
— Qu’y a-t-il à craindre? Je pars en tournée dans dix jours, et d’ailleurs ce jeune homme est bouclé par son Ecole [256] ce jeune homme est bouclé par son Ecole — ce jeune homme ne peut pas quitter son Ecole.
.
— Très bien, Mademoiselle… Moi, ce que j’en disais…
Le mercredi suivant, malgré elle, Jenny joua Célimène pour l’inconnu, avec un vif désir de plaire. En remontant, à l’entracte, elle se sentait intéressée, presque anxieuse. Elle s’assit au foyer et attendit. Autour d’elle circulaient quelques habitués. L’Administrateur parlait avec Blanche Plerson, alors rivale de Jenny. Mais aucun uniforme noir et or ne se montra. Nerveuse, impatiente, elle courut chez les huissiers:
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