— Quel dommage! dit-il de cette voix saccadée qu’il avait rendue célèbre à la scène. Mais je connais votre fidélité… Je n’insiste pas.
Elle embrassa les femmes, les hommes l’embrassèrent et elle partit. Dès qu’elle fut sortie, un chœur d’éloges s’enfla:
— Elle est vraiment extraordinaire! Quel âge a-t-elle, Léon?
— Pas loin de quatre-vingts ans. Quand, dans mon enfance, ma mère me conduisait aux matinées classiques du Français, Jenny était déjà une Célimène glorieuse [231] matinées (f pl) classiques du Français — matinées de pièces classiques à la Comédie-Française; Célimène — personnage des comédies de Molière L’Ecole des Femmes et Le Misanthrope.
. Et je ne suis plus jeune.
— Le génie n’a pas d’âge, dit Claire Ménétrier… Quelle est cette histoire de violettes?
— Tout un petit roman, qu’elle m’a révélé un jour… et qu’elle n’a jamais écrit… Mais je ne veux pas me risquer à conter après elle. La comparaison serait redoutable.
— Oui, la comparaison est redoutable. Mais nous sommes vos hôtes; vous devez nous distraire et relayer Jenny, puisqu’elle nous a lâchés.
— Bien! Je vais donc essayer de vous raconter l’histoire des violettes du mercredi. Je crains qu’elle ne soit beaucoup trop sentimentale pour le goût de notre temps…
— Allons! dit Bertrand Schmitt. Notre temps a soif de sentiment. Il ne feint le cynisme que pour masquer ses nostalgies [232] ses nostalgies — ici: ses aspirations sentimentales.
.
— Vous le croyez?… Soit!… Je contenterai donc cette soif… Vous êtes tous ici trop jeunes pour vous souvenir de ce qu’a été, si longtemps, l’éclat de Jenny. Sa chevelure fauve, qu’elle dénouait volontiers sur des épaules admirables; son œil long, coulissé [233] œil coulissé — œil qui jette des regards de côté.
, sa voix mordante, presque dure, puis soudain brisée par la sensualité; tout rehaussait une beauté saisissante et altière.
— Bonne tirade, Léon.
— Oui, mais qui date un peu… [234] qui date — qui n’est plus à la mode.
Merci tout de même… Elle eut son premier prix, au Conservatoire [235] Conservatoire (m) — Conservatoire national de musique et d’art dramatique à Paris.
, vers 1895 et fut aussitôt engagée à la Comédie-Française. Je sais, hélas, par expérience, que cette maison illustré est difficile. Les emplois du répertoire ont leur titulaires, qui les gardent jalousement. La plus délicieuse des soubrettes y peut attendre dix ans avant de se voir distribuer les meilleurs rôles de Marivaux ou de Molière [236] soubrette (f) — actrice jouant les rôles de jeunes servantes; avant de se voir distribuer — avant d’être admise à jouer; Marivaux, Pierre de (1688–1763) — auteur comique français.
. Jenny, grande coquette se heurtait à des femmes puissantes et tenaces. Toute autre se fut résignée à marquer le pas ou eut, après deux ans, émigré au Boulevard [237] marquer le pas — faire des pas sur place, sans avancer; Boulevard — théâtres de mélodrames et de comédies qui étaient situés sur les boulevards de Paris, et particulièrement le boulevard du Temple.
. Telle n’était pas notre Jenny. Elle livra sa bataille; elle y jeta tout ce qu’elle avait: son talent d'actrice, sa culture, sa séduction, son enivrante chevelure.
Très vite elle eut conquis dans la Maison [238] la Maison — la Comédie-Française.
une place de premier rang. L’Administrateur ne jurait que par elle [239] L’Administrateur ne jurait que par elle. — L’Administrateur était en admiration devant elle.
. Les auteurs l’exigeaient pour des rôles difficiles qu’elle seule, disaient-ils, ferait accepter. Les critiques l’encensaient avec une incroyable constance. Le terrible Sarcey lui-même écrivait: „Elle a des airs de tête [240] Sarcey, Francisque (1827–1899) — critique dramatique et romancier français; des airs de tête — des attitudes de la tête.
, des inflexions à ensorceler un crocodile“.
Mon père, qui l’a connue en ce temps-là, m’a dit qu’elle adorait son métier, en parlait avec intelligence et cherchait à en tirer des effets neufs et bouleversants. Le théâtre glissait alors à un réalisme assez naïf. Si Jenny devait, dans je ne sais quelle pièce, mourir empoisonnée, elle allait dans les hôpitaux, étudier les effets du poison. Quant à l’expression des sentiments, elle s’étudiait elle-même. Elle montrait, dès qu’il s’agissait de son art, l’absence de scrupules d’un Balzac lorsqu’il utilise, pour un de ses romans, ses propres passions ou celles d’une femme aimée.
Vous pensez bien qu’une fille de vingt-deux ans, d’une beauté somptueuse, et qui arrivait soudain à la gloire, fut courtisée. Des camarades tentèrent leur chance, et des auteurs, et des banquiers. L’un de ces derniers, Henri Stahl, devint son favori. Non parce qu’il était riche. Elle vivait dans sa famille et avait peu de besoins. Mais parce qu’il possédait, lui aussi, un grand charme et surtout parce qu’il allait de l’épouser… Vous savez que ce mariage fut retardé par l’opposition des parents de Stahl, qu’il se fit après trois années et qu’il ne dura pas, l’indépendance de Jenny n’ayant pu s’accommoder des contraintes de la vie conjugale. Mais ceci est une autre histoire. Revenons à la Comédie-Française, aux débuts de notre amie… et aux violettes.
Imaginez le foyer des artistes, le soir de la reprise, par Jenny, de La Princesse de Bagdad [241] La Princesse de Bagdad — pièce d’Alexandre Dumas-fils (1824–1895), ecrivain français.
, de Dumas fils. La pièce a ses défauts et à moi-même qui admire, pour leur solide charpente, Le Demi-Monde, l ’ Ami des Femmes, Francillon, le Dumas excessif de l’Etrangère ou de La Princesse [242] Le Demi-monde (1855), l’Ami des Femmes (1864), Francillon, (1887), l’Etrangère (1876) — autres pièces de Dumas-fils.
donne à sourire. Mais tous ceux qui ont vu Jenny dans ce rôle ont écrit qu’elle le rendait vraisemblable. J’en ai souvent parlé avec elle. L’étonnant est qu’elle y croyait: „A cet âge“, m’a-t-elle dit, „je pensais assez naturellement comme une héroïne de Dumas fils et ça me semblait bigarre de jouer en pleine lumière ce qui se passait en moi, dans le plus caché de mon esprit“. Ajoutez qu’elle pouvait, dans ce rôle, faire un effet de cheveux dénoués, d’épaules nues. Bref elle y était sublime.
La voici donc au foyer, pendant un entracte, après une ovation. On se presse autour d’elle. Jenny s’est assise sur une banquette, à côté d’Henri Stahl, et bavarde avec l’exaltation heureuse de la victoire.
— Oui! mon petit Henri… Me voici revenue sur l’eau! Enfin je respire… Vous m’avez vue, il y a trois jours. Etais-je assez bas… [243] Etais-je assez bas? — Comme j’ai mal joué!
Pouf! Tout au fond de la mare. Je suffoquais… Et puis ce soir, houp! Un violent effort et je remonte à la surface!… Dites donc, Henri, si j’allais couler à pic [244] couler à pic — ici: échouer.
au dernier acte, si je n’allais pas pouvoir nager jusqu’au bout? Ah! mon Dieu, mon Dieu!
L’huissier entra et lui remit des fleurs.
— De qui?… Ah! de Saint-Loup… Votre rival, Henri… Mettez ça dans ma loge.
— Il y a aussi une lettre, Mademoiselle, dit l’huissier.
Elle l’ouvrit et rit aux éclats:
— C’est d’un lycéen… Il me dit que, dans sa boîte [245] boîte (f. fam) — école.
, ils ont fondé un Jenny Club.
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