Lord Barchester, qui avait écouté ce récit avec beaucoup de sympathie et d’intérêt, prit affectueusement le bras de sa femme.
— Savez-vous, dit-il, ce que nous allons faire? Avant que l’on ne démolisse ce porche, qui est le tombeau de vos souvenirs, nous achèterons ensemble quelques fleurs et nous les déposerons au sommet de ces marches.
Le vieux couple alla chez un fleuriste, rapporta des roses et les plaça au pied d’une des colonnes corinthiennes. Le lendemain, le porche avait disparu.
En 18… un étudiant s’arrêta, rue Saint-Honoré, devant la vitrine d’un marchand de tableaux. Dans cette vitrine était exposée une toile de Manet: la Cathédrale de Chartres [120] Manet, Edouard (1832–1883) — peintre français, un des chefs de l’impressionnisme; Chartres — ville de France, non loin de Paris.
. Manet n’était alors admiré que par quelques amateurs, mais le passant avait le goût juste; la beauté de cette peinture l’enchanta. Plusieurs jours il revint pour la voir. Enfin il osa entrer et en demanda le prix.
— Ma foi, dit le marchand, elle est ici depuis longtemps. Pour deux mille francs, je vous la céderai.
L’étudiant ne possédait pas cette somme, mais il appartenait à une famille provinciale qui n’était pas sans fortune. Un de ses oncles, quand il était parti pour Paris, lui avait dit: „Je sais ce qu’est la vie d’un jeune homme. En cas de besoin urgent, écris-moi“. Il demanda au marchand de ne pas vendre la toile avant huit jours et il écrivit à son oncle.
Ce jeune homme avait à Paris une maîtresse qui, mariée avec un homme plus âgé qu’elle, s’ennuyait. Elle était un peu vulgaire, assez sotte et fort jolie. Le soir du jour ou l’étudiant avait demandé le prix de la Cathédrale, cette femme lui dit:
— J’attends demain la visite d’une amie de pension qui arrive de Toulon pour me voir. Mon mari n’a pas le temps de sortir avec nous; je compte sur vous.
L’amie arriva le lendemain. Elle était elle-même accompagnée d’une autre. L’étudiant dut, pendant plusieurs jours, promener ces trois femmes dans Paris. Comme il payait repas, fiacres, et spectacles, assez vite, son mois y passa [121] son mois y passa — tout son argent du mois fut dépensé.
. Remprunta de l’argent à un camarade et commençait à être inquiet quand il reçut une lettre de son oncle. Elle contenait deux mille francs. Ce fut un grand soulagement. II paya ses dettes et fit un cadeau à sa maîtresse. Un collectionneur acheta la Cathédrale et, beaucoup plus tard, légua ses tableaux au Louvre [122] Le Louvre — musée national d’œuvres d’art à Paris.
.
Maintenant l’étudiant est devenu un vieil et célèbre écrivain. Son cœur est resté jeune. Il s’arrête encore, tout ému, devant un paysage ou devant une femme. Souvent dans la rue, en sortant de chez lui, il rencontre une dame âgée qui habite la maison voisine. Cette dame est son ancienne maîtresse. Son visage est déformé par la graisse; ses yeux, qui furent beaux, soulignés par des poches [123] poches (f pl) — мешки под глазами.
; sa lèvre surmontée de poils gris. Elle marche avec difficulté et l’on imagine ses jambes molles. L’écrivain la salue mais ne s’arrête pas, car il la sait méchante et il lui déplaît de penser qu’il l’ait aimée.
Quelquefois il entre au Louvre et monte jusqu’à la salle où est exposée la Cathédrale. Il la regarde longtemps, et soupire.
Dans l’atelier du peintre Beltara se réunissent le troisième samedi de chaque mois, le député Lambert-Leclerc (en ce moment sous-secrétaire d’Etat aux finances), le romancier Civrac et Fabert, l’auteur de ce Caliban Roi qui vient d’avoir, au Gymnase , un succès de si rare qualité [124] Sous-secrétaire d’Etat aux finances — aide du ministre des finances. Caliban — personnage sauvage et fantastique de La Tempête ( La Tempête, comédie féerique de William Shakespeare.). (Ce titre est une parodie de Ubu Roi, comédie grotesque d’Alfred Jarry, 1873–1907). Gymnase-Dramatique — théâtre parisien.
.
Un soir Beltara présenta à ses amis un jeune provincial, son cousin, qui désirait se consacrer aux lettres:
— Cet enfant, leur dit-il, a écrit un roman que je ne crois pas plus mauvais qu’un autre et que je veux, Civrac, te demander de lire. Mon cousin ne connaît personne à Paris: il habite Bayeux [125] Bayeux — ville au Nord-Ouest de la France.
, où il est ingénieur.
— Homme heureux, dit Fabert. Vous avez écrit un livre, vous habitez la province et vous ne connaissez personne? Votre fortune est faite, Monsieur. On va se disputer l’honneur de vous découvrir, et si vous êtes attentif à bien construire votre légende [126] bien construire votre légende — inspirer au public une idée favorable de votre vie et votre personnalité.
, vous serez dans un an beaucoup plus célèbre que notre ami Civrac lui-même. Mais je vous donne un conseil: ne vous montrez pas… Bayeux! Voilà qui est bien, Bayeux. Qui ne serait sympathique vu de Bayeux? [127] vu de Bayeux — si l’on sait qu’il vit à Bayeux.
Non que vous ne paraissiez charmant, Monsieur, mais il est humain de ne supporter le génie qu’à bonne distance.
— Soyez malade, dit Lambert-Leclerc, il est fait de belles carrières dans la maladie.
— Et quoi que tu fasses, dit Beltara, ne lâche pas ton métier. Un métier est un poste d’observation admirable. Si tu t’enfermes dans un cabinet de travail, dans un an tu écriras des livres de professionnel, admirablement construits et parfaitement ennuyeux.
— Imbécile! fit la voix âpre de Civrac. „Un métier est un poste d’observation admirable“. Comment un homme intelligent comme toi, Beltara, peut-il répéter de tels clichés? que veux-tu qu’un écrivain observe qu’il ne puisse trouver en lui-même? Est-ce que Proust [128] Proust, Marcel (1871–1922) — écrivain français.
sortait de chez lui? Est-ce que Tolstoï quittait ses champs? Quand on lui demandait qui était Natacha, il répondait: „Natacha, c’est moi“. Et Flaubert…
— Je te demande pardon, dit Beltara, Tolstoï vivait au milieu d’une immense famille et c’était un des éléments de sa force. Proust était un homme qui allait au Ritz [129] le Ritz — Hôtel Ritz à Paris.
, qui avait des amis, et qui en tirait tout ce qu’il pouvait. Quand à Flaubert…
— C’est entendu, coupa Civrac, mais imagine Proust privé de ses thèmes mondains, il aurait trouvé autre chose à dire. Il est tout aussi admirable quand il parle de sa maladie ou de sa chambre, ou de sa vieille servante. D’ailleurs je vais te donner un exemple qui te convaincra que l’intelligence la plus vive, pourvue par le hasard des chances d’observation les plus rares, ne suffit pas à produire une œuvre. Notre ami Chalonnes… Qui eut mieux que lui l’occasion et le temps d’observer les mondes les plus divers? Chalonnes a vu, et de près, des peintres, des écrivains, des industriels, des comédiens, des hommes politiques, des diplomates, enfin toutes les scènes les plus cachées de la comédie humaine. Qu’en a-t-il fait? Nous le savons, hélas!
— Chalonnes, interrompit Lambert-Leclerc, que devient-il, Chalonnes? Est-ce que l’un de vous a de ses nouvelles?
— Nous avons le même libraire, dit Civrac, et je l’y rencontre encore quelquefois, mais il affecte de ne pas me voir.
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