En passant devant l'immeuble où la tante à Bébert était concierge, je serais bien entré aussi, rien que pour voir ceux qui l'occupaient à présent sa loge, là où je l'avais soigné Bébert et de là où il était parti. Peut-être qu'il y était encore son portrait en écolier au-dessus du lit… Mais il était trop tard pour réveiller du monde. Je suis passé sans me faire reconnaître…
Un peu plus loin, au faubourg de la Liberté, j'ai retrouvé la boutique à Bézin le brocanteur encore allumée… Je ne m'y attendais pas… Mais rien qu'avec un petit bec dans le milieu de l'étalage. Bézin, lui, il connaissait tous les trucs et les nouvelles du quartier à force d'être chez les bistrots et si bien connu depuis la Foire aux Puces jusqu'à la Porte Maillot.
Il aurait pu m'en raconter des histoires s'il avait été réveillé. J'ai poussé sa porte. Son timbre a sonné, mais personne m'a répondu. Je savais qu'il couchait dans le fond de la boutique, dans sa salle à manger à vrai dire… C'est là qu'il était lui aussi, dans le noir, avec la tête sur la table, entre ses bras, assis de travers près du dîner froid qui l'attendait, des lentilles. Il avait commencé à manger. Le sommeil l'avait saisi tout de suite en rentrant. Il ronflait fort. Il avait bu aussi, c'est vrai. Je m'en souviens bien du jour, un jeudi, le jour du marché aux Lilas… Il avait des occasions plein une « toilette » encore étendue par terre à ses pieds.
Je l'avais toujours trouvé bon gars moi, Bézin, pas plus ignoble qu'un autre. Rien à dire. Bien complaisant, pas difficile. J'allais pas me mettre à le réveiller par curiosité, à cause de mes petites questions… Je suis donc reparti après avoir fermé son gaz.
Il avait du mal à se défendre, bien sûr, dans son espèce de commerce. Mais lui au moins, il avait pas de mal à s'endormir.
Je m'en retournai triste quand même du côté de Vigny, en pensant que tous ces gens, ces maisons, ces choses sales et mornes ne me parlaient plus du tout, droit au cœur comme autrefois, et que moi tout mariole que je pouvais paraître, je n'avais peut-être plus assez de force non plus, je le sentais bien, pour aller encore loin, moi, comme ça, tout seul.
Pour les repas, à Vigny, nous avions conservé les habitudes du temps de Baryton, c'est-à-dire qu'on se retrouvait tous à table, mais de préférence à présent dans la salle de billard au-dessus de chez la concierge. C'était plus familier que la vraie salle à manger où traînaient les souvenirs pas drôles des conversations anglaises. Et puis, il y avait trop de beaux meubles aussi pour nous dans la salle à manger, des « 1900 » véritables avec des vitraux genre opale.
Du billard, on pouvait voir dans la rue tout ce qui se passait. Ça pouvait être utile. Nous séjournions dans cette pièce des dimanches entiers. En fait d'invités nous recevions parfois à dîner des médecins des environs, par-ci par-là, mais notre convive habituel c'était plutôt Gustave, l'agent du trafic. Lui, on pouvait le dire, il était régulier. On s'était connus comme ça par la fenêtre, en le regardant le dimanche, faire son service, au croisement de la route à l'entrée du pays. Il avait du mal avec les automobiles. On s'était dit d'abord quelques mots et puis on était devenus de dimanche en dimanche tout à fait des connaissances. J'avais eu l'occasion en ville de soigner ses deux fils, l'un après l'autre, pour la rougeole et pour les oreillons. Un fidèle à nous, Gustave Mandamour, qu'il s'appelait, du Cantal. Pour la conversation il était un peu pénible, parce qu'il éprouvait du mal avec les mots. Il les trouvait bien les mots, mais il les sortait pas, ils lui restaient plutôt dans la bouche, à faire des bruits.
Un soir comme ça Robinson l'a invité au billard, en plaisantant je crois. Mais c'était sa nature de continuer les choses, alors il était toujours revenu depuis lors, Gustave à la même heure, chaque soir, à huit heures. Il se trouvait bien avec nous Gustave, mieux qu'au café, qu'il nous disait lui-même, à cause des discussions politiques qui s'envenimaient souvent entre les habitués. Nous on ne discutait jamais de politique nous. Dans son cas à Gustave c'était assez délicat la politique. Au café il avait eu des ennuis avec ça. En principe, il aurait pas fallu qu'il en parle de politique, surtout quand il avait bu un peu, et ça lui arrivait. Il était même noté pour trinquer, c'était son faible. Tandis que chez nous il se trouvait en sécurité à tous les égards. Il l'admettait lui-même. Nous on ne buvait pas. Il pouvait se laisser aller à la maison, ça ne portait pas à conséquence. C'était en confiance qu'il venait.
Quand on pensait, Parapine et moi, à la situation d'où on était sortis et à celle qui nous était échue chez Baryton, on ne se plaignait pas, on aurait eu bien tort, parce qu'en somme on avait eu une espèce de chance miraculeuse et on avait tout ce qui nous fallait aussi bien au point de vue de la considération que du confort matériel.
Seulement moi, toujours je m'étais douté que ça ne durerait pas le miracle. J'avais un passé poisseux et il me remontait déjà comme des renvois du Destin. Déjà dans les débuts qu'on était à Vigny, j'avais reçu trois lettres anonymes qui m'avaient semblé tout ce qu'il y avait de louches et de menaçantes. Et puis encore après ça, bien d'autres lettres toutes aussi fielleuses. C'est vrai qu'on en recevait souvent nous autres à Vigny des lettres anonymes et nous n'y prêtions pas autrement attention d'habitude. Elles provenaient le plus souvent d'anciens malades que leurs persécutions revenaient travailler à domicile.
Mais ces lettres-ci, leurs tournures m'inquiétaient davantage, elles ne ressemblaient pas aux autres, leurs accusations se faisaient précises et puis il ne s'agissait jamais que de moi et de Robinson. Pour tout dire, on nous accusait de faire ménage ensemble. C'était fumier comme supposition. Ça me gênait d'abord de lui en parler à lui et puis tout de même je me suis décidé parce que je n'en finissais pas d'en recevoir des nouvelles lettres du même ordre. On a cherché alors ensemble de qui elles pouvaient bien nous provenir. Nous fîmes l'énuméré de tous les gens possibles parmi nos connaissances communes. On ne trouvait pas. D'ailleurs ça ne tenait pas debout comme accusation. Moi l'inversion c'était pas mon genre et puis Robinson, lui les choses du sexe, il s'en foutait amplement, d'un côté comme de l'autre. Si quelque chose le tracassait, c'était sûrement pas les histoires de derrières. Fallait au moins que ça soye une jalouse pour imaginer des saloperies semblables.
En résumé on n'en connaissait guère d'autre que Madelon capable de venir nous relancer avec des inventions aussi dégueulasses jusqu'à Vigny. Ça m'était égal qu'elle continue à écrire ses trucs, mais j'avais à craindre qu'exaspérée qu'on lui réponde rien, elle vienne nous relancer, elle-même en personne, un jour ou l'autre, et faire du scandale dans l'établissement. Fallait s'attendre au pire.
Nous passâmes ainsi quelques semaines pendant lesquelles on sursautait à chaque coup de sonnette. Je m'attendais à une visite de Madelon, ou pire encore, à celle du Parquet.
Chaque fois que l'agent Mandamour arrivait pour la partie un peu plus tôt que d'habitude, je me demandais s'il n'avait pas une convocation dans son ceinturon, mais il était encore à cette époque-là tout ce qu'il y a d'aimable et de reposant, Mandamour. C'est plus tard seulement, qu'il s'est mis à changer lui aussi de façon notable. En ce temps-là, il perdait encore à peu près chaque jour à tous les jeux avec tranquillité. S'il a changé de caractère, ce fut d'ailleurs bien par notre faute.
Un soir, question de m'instruire, je lui ai demandé pourquoi il n'arrivait jamais à gagner aux cartes, j'avais pas de raison au fond pour lui demander ça à Mandamour, seulement par manie de savoir le pourquoi ? le comment ? Surtout qu'on ne jouait pas pour de l'argent ! Et tout en discutant de sa malchance, je me suis rapproché de lui, et l'examinant bien, je me suis aperçu qu'il était assez gravement presbyte. En vérité, dans l'éclairage où nous nous trouvions, il ne discernait qu'avec peine le trèfle du carreau sur les cartes. Ça ne pouvait pas durer.
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