Tant qu'à s'ennuyer, le moins fatigant, c'est encore de le faire avec des habitudes bien régulières. Je tenais à ce que tout soit couché à dix heures, dans la maison. C'est moi qui éteignais l'électricité. Les affaires allaient toutes seules.
D'ailleurs nous ne nous mîmes pas en frais d'imagination. Le système Baryton des « Crétins au cinéma » nous occupait suffisamment. Des économies, la maison n'en réalisait plus beaucoup. Le gaspillage, qu'on se disait, ça le ferait peut-être revenir le patron puisque ça lui donnait des angoisses.
Nous avions acheté un accordéon pour que Robinson puisse faire danser nos malades au jardin pendant l'été. C'était difficile de les occuper à Vigny les malades, jour et nuit. On ne pouvait pas les envoyer tout le temps à l'église, ils s'y ennuyaient trop.
De Toulouse, nous ne reçûmes plus aucune nouvelle, l'abbé Protiste ne revint jamais non plus me voir. L'existence à l'Asile s'organisa monotone, furtive. Moralement, nous n'étions pas à notre aise. Trop de fantômes, par-ci, par-là.
Des mois passèrent encore. Robinson reprenait de la mine. À Pâques, nos fous s'agitèrent un peu, des femmes en claires toilettes passèrent et repassèrent devant nos jardins. Printemps précoce. Bromures.
Au Tarapout le personnel avait été depuis le temps de ma figuration bien des fois renouvelé. Les petites Anglaises filées bien loin, m'apprit-on, en Australie. On ne les reverrait plus…
Les coulisses depuis mon histoire avec Tania, m'étaient interdites. Je n'insistai pas.
Nous nous mîmes à écrire des lettres un peu partout et surtout aux Consulats des pays du Nord, pour obtenir quelques indices sur les passages éventuels de Baryton. Nous ne reçûmes de ceux-ci aucune réponse intéressante.
Parapine accomplissait posément et silencieusement son service technique à mes côtés. Depuis vingt-quatre mois, il n'avait guère prononcé plus de vingt phrases en tout. J'étais amené à décider à peu près seul les petits arrangements matériels et administratifs que la situation quotidienne réclamait. Il m'arrivait de commettre quelques gaffes, Parapine ne me les reprochait jamais. On s'accordait ensemble à coups d'indifférence. D'ailleurs un roulement suffisant de malades assurait le côté matériel de notre institution. Réglés les fournisseurs et le loyer, il nous restait encore largement de quoi vivre, la pension d'Aimée à sa tante payée régulièrement, bien entendu.
Je trouvais Robinson beaucoup moins inquiet à présent qu'au moment de son arrivée. Il avait repris de la mine et trois kilos. En somme, semblait-il, tant qu'il y aurait des petits fous dans les familles, on serait bien content de nous trouver, bien commodes que nous étions à proximité de la capitale. Notre jardin seul valait le voyage. On venait exprès de Paris pour les admirer nos corbeilles et nos bosquets de roses au bel été.
C'est au cours d'un de ces dimanches de juin qu'il m'a semblé reconnaître Madelon, pour la première fois, au milieu d'un groupe de promeneurs, immobile un instant, juste devant notre grille.
Tout d'abord je n'ai rien voulu communiquer de cette apparition à Robinson, pour ne pas l'effrayer, et puis tout de même, ayant bien réfléchi, quelques jours plus tard, je lui recommandai de ne plus s'éloigner désormais, pour un temps au moins, en ces vagues promenades alentour, dont il avait pris l'habitude. Ce conseil l'inquiéta. Il n'insista pas cependant pour en savoir davantage.
Vers la fin juillet, nous reçûmes de Baryton quelques cartes postales, de Finlande cette fois. Cela nous fit plaisir, mais il ne nous parlait nullement de son retour Baryton, il nous souhaitait seulement une fois de plus « Bonne chance » et mille choses amicales.
Deux mois s'éloignèrent et puis d'autres… La poussière de l'été retomba sur la route. L'un de nos aliénés, vers la Toussaint, fit un petit scandale devant notre Institut. Ce malade, auparavant tout à fait paisible et convenable, subit mal l'exaltation mortuaire de la Toussaint. On ne sut à temps l'empêcher de hurler par sa fenêtre qu'il ne voulait plus jamais mourir… Les promeneurs n'en finissaient pas de le trouver tout à fait cocasse… Au moment où survenait cette algarade j'eus à nouveau, mais cette fois bien plus précisément que la première fois, l'impression très désagréable de reconnaître Madelon au premier rang d'un groupe, juste au même endroit, devant la grille.
Au cours de la nuit qui suivit, je fus réveillé par l'angoisse, j'essayai d'oublier ce que j'avais vu, mais tous mes efforts pour oublier demeurèrent vains. Mieux valait encore ne plus essayer de dormir.
Depuis longtemps, je n'étais retourné à Rancy. Tant qu'à être attaqué par le cauchemar, je me demandais s'il ne valait pas mieux aller faire un tour de ce côté, d'où tous les malheurs venaient, tôt ou tard… J'en avais laissé là-bas derrière moi des cauchemars… Essayer d'aller au-devant d'eux, pouvait à la rigueur passer pour une espèce de précaution… Pour Rancy, le plus court chemin, en venant de Vigny, c'est de suivre par le quai jusqu'au pont de Gennevilliers, celui qui est tout à plat, tendu sur la Seine. Les brumes lentes du fleuve se déchirent au ras de l'eau, se pressent, passent, s'élancent, chancellent et vont retomber de l'autre côté du parapet autour des quinquets acides. La grosse usine des tracteurs qui est à gauche se cache dans un grand morceau de nuit. Elle a ses fenêtres ouvertes par un incendie morne qui la brûle en dedans et n'en finit jamais. Passé l'usine, on est seul sur le quai… Mais y a pas à s'y perdre… C'est d'après la fatigue qu'on se rend à peu près compte qu'on est arrivé.
Il suffit alors de tourner encore à gauche par la rue des Bournaires et ça n'est plus bien loin. C'est pas difficile à se retrouver à cause du fanal vert et rouge du passage à niveau qui est toujours allumé.
Même en pleine nuit j'y serais allé, moi, les yeux fermés sur le pavillon des Henrouille. J'y avais été assez souvent, autrefois…
Cependant, ce soir-là quand je fus parvenu jusque devant leur porte, je me suis mis à réfléchir au lieu de m'avancer…
Elle était seule à présent la fille pour l'habiter le pavillon, que je me pensais… Ils étaient tous morts, tous… Elle avait dû savoir, ou du moins elle s'était doutée de la façon dont elle avait fini sa vieille à Toulouse… Quel effet que ça avait bien pu lui faire ?
Le réverbère du trottoir blanchissait la petite marquise en vitres comme avec de la neige au-dessus du perron. Je suis resté là, au coin de la rue, rien qu'à regarder, longtemps. J'aurais bien pu aller sonner. Sûrement qu'elle m'aurait ouvert. Après tout, on n'était pas fâchés ensemble. Il faisait glacial là où je m'étais mis en arrêt…
La rue finissait en fondrière encore, comme de mon temps. On avait promis des travaux, on les avait pas entrepris… Il ne passait plus personne.
C'est pas que j'aie eu peur d'elle, de la fille Henrouille. Non. Mais tout d'un coup, là, j'avais plus envie de la revoir. Je m'étais trompé en cherchant à la revoir. Là, devant chez elle, je découvrais soudain qu'elle n'avait plus rien à m'apprendre… Ça aurait même été ennuyeux qu'elle me parle à présent, voilà tout. Voilà ce que nous étions devenus l'un pour l'autre.
J'étais arrivé plus loin qu'elle dans la nuit à présent, plus loin même que la vieille Henrouille qui était morte… On était plus tous ensemble… On s'était quittés pour de bon… Pas seulement par la mort, mais par la vie aussi… Ça s'était fait par la force des choses… Chacun pour soi ! que je me disais… Et je suis reparti de mon côté, vers Vigny.
Elle n'avait pas assez d'instruction pour me suivre à présent la fille Henrouille… Du caractère ça oui, elle en avait… Mais pas d'instruction ! C'était ça le hic . Pas d'instruction ! C'est capital l'instruction ! Alors elle pouvait plus me comprendre, ni comprendre ce qui se passait autour de nous, aussi vache et têtue qu'elle puisse être… Ça ne suffit pas… Faut encore du cœur et du savoir pour aller plus loin que les autres… Par la rue des Sanzillons j'ai pris pour m'en retourner vers la Seine et puis par l'impasse Vassou. C'était réglé mon tracas ! Content presque ! Fier parce que je me rendais compte que ça valait plus la peine d'insister du côté de la bru Henrouille, j'avais fini par la perdre en route la vache !… Quel morceau ! On avait sympathisé à notre manière… On s'était bien compris autrefois avec la fille Henrouille… Pendant longtemps… Mais maintenant, elle était plus assez bas pour moi, elle pouvait pas descendre… Me rejoindre… Elle avait pas l'instruction et la force. On ne monte pas dans la vie, on descend. Elle pouvait plus. Elle pouvait plus descendre jusque là où j'étais moi… Y avait trop de nuit pour elle autour de moi.
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