« Vas-tu t'en aller ? » que je fis, rien que pour l'exciter encore un peu plus, la mettre à point.
Elle me reconnaissait plus, à lui parler comme ça. Elle s'est mise à sourire, horripilante au possible, comme si elle m'avait trouvé ridicule et bien négligeable… « Flac ! Flac ! » Je lui ai collé deux gifles à étourdir un âne.
Elle est allée s'aplatir sur le grand divan rose d'en face, contre le mur, la tête entre les mains. Elle soufflait à petits coups, et gémissait comme un petit chien trop battu. Et puis, elle a comme réfléchi et brusquement elle s'est relevée, toute légère, souple et elle a dépassé la porte sans même retourner la tête. J'avais rien vu. Tout était à recommencer.
Mais nous avons eu beau faire, elle possédait bien plus d'astuce que nous tous réunis. La preuve c'est qu'elle l'a revu son Robinson, et comme elle l'a voulu encore… Le premier qui les a repérés ensemble, c'est Parapine. Ils étaient à la terrasse d'un café en face de la gare de l'Est.
Je m'en doutais déjà moi qu'ils se revoyaient mais je ne voulais plus avoir l'air de m'intéresser du tout à leurs relations. Ça ne me regardait pas en somme. Il s'acquittait de son service de l'Asile, pas mal du tout d'ailleurs, aux paralytiques, un boulot ingrat au possible, à les décrotter, les éponger, les changer de linge, les faire baver. Nous n'avions pas à lui en demander davantage.
S'il profitait des après-midi où je l'envoyais à Paris aux commissions pour la revoir sa Madelon, c'était son affaire. Toujours est-il que nous, on ne l'avait jamais revue à Vigny-sur-Seine, Madelon, depuis la gifle. Mais je pensais qu'elle avait dû lui en raconter depuis des saletés sur mon compte !
Je ne lui en parlai même plus de Toulouse à Robinson, comme si rien de tout ça n'était jamais arrivé.
Six mois passèrent ainsi, bon gré, mal gré, et puis une vacance survint dans notre personnel et nous eûmes tout à fait besoin soudain d'une infirmière bien au courant pour les massages, la nôtre était partie sans avertir pour se marier.
Un grand nombre de belles filles se présentèrent pour ce poste, et nous n'eûmes en sorte que l'embarras du choix parmi tant de solides créatures de toutes nationalités qui affluèrent à Vigny dès qu'eut paru notre annonce. En fin de compte, nous nous décidâmes pour une Slovaque du nom de Sophie dont la chair, le port souple et tendre à la fois, une divine santé, nous parurent, il faut l'avouer, irrésistibles.
Elle ne connaissait cette Sophie que peu de mots en français, mais je me disposais quant à moi, c'était bien la moindre des complaisances, à lui donner des leçons sans retard. Je me sentis d'ailleurs à son frais contact, un renouveau de goût pour l'enseignement. Baryton avait tout fait cependant pour m'en dégoûter. Impénitence ! Mais quelle jeunesse aussi ! Quel entrain ! Quelle musculature ! Quelle excuse ! Élastique ! Nerveuse ! Étonnante au possible ! Elle n'était diminuée cette beauté par aucune de ces fausses ou véritables pudeurs qui gênent tant les conversations trop occidentales. Pour mon compte et pour tout dire, je n'en finissais plus de l'admirer. De muscles en muscles, par groupes anatomiques, je procédais… Par versants musculaires, par régions… Cette vigueur concertée mais déliée en même temps, répartie en faisceaux fuyants et consentants tour à tour, au palper, je ne pouvais me lasser de la poursuivre… Sous la peau veloutée, tendue, détendue, miraculeuse…
L'ère de ces joies vivantes, des grandes harmonies indéniables, physiologiques, comparatives est encore à venir… Le corps, une divinité tripotée par mes mains honteuses… Des mains d'honnête homme, ce curé inconnu… Permission d'abord de la Mort et des Mots… Que de chichis puants ! C'est barbouillé d'une crasse épaisse de symboles, et capitonné jusqu'au trognon d'excréments artistiques que l'homme distingué va tirer son coup… Arrive ensuite que pourra ! Bonne affaire ! Économie de ne s'exciter après tout que sur des réminiscences… On les possède les réminiscences, on peut en acheter et des belles et des splendides une fois pour toutes des réminiscences… La vie c'est plus compliqué, celle des formes humaines surtout. Atroce aventure. Il n'en est pas de plus désespérée. À côté de ce vice des formes parfaites, la cocaïne n'est qu'un passe-temps pour chefs de gare.
Mais revenons à notre Sophie ! Sa seule présence ressemblait à une audace dans notre maison boudeuse, craintive et louche.
Après quelque temps de vie commune, nous étions certes toujours heureux de la compter parmi nos infirmières, mais nous ne pouvions cependant nous empêcher de redouter qu'elle se mette à déranger un jour l'ensemble de nos infinies prudences ou prenne simplement soudain un beau matin conscience de notre miteuse réalité…
Elle ignorait encore la somme de nos croupissants abandons Sophie ! Une bande de ratés ! Nous l'admirions, vivante auprès de nous, rien qu'à se lever, simplement, venir à notre table, partir encore… Elle nous ravissait…
Et chaque fois qu'elle effectuait ces si simples gestes, nous en éprouvions surprise et joie. Nous effectuions comme des progrès de poésie rien qu'à l'admirer d'être tellement belle et tellement plus inconsciente que nous. Le rythme de sa vie jaillissait d'autres sources que les nôtres… Rampantes pour toujours les nôtres, baveuses.
Cette force allègre, précise et douce à la fois qui l'animait de la chevelure aux chevilles venait nous troubler, nous inquiétait d'une façon charmante, mais nous inquiétait, c'est le mot.
Notre savoir hargneux des choses de ce monde boudait plutôt cette joie si l'instinct y trouvait son compte, le savoir toujours là, au fond peureux, réfugié dans la cave de l'existence, soumis au pire par habitude, par expérience.
Elle possédait Sophie cette démarche ailée, souple et précise qu'on trouve, si fréquente, presque habituelle chez les femmes d'Amérique, la démarche des grands êtres d'avenir que la vie porte ambitieuse et légère encore vers de nouvelles façons d'aventures… Trois-mâts d'allégresse tendre, en route pour l'Infini…
Parapine lui qui pourtant n'était pas des plus lyriques sur ces sujets d'attirance s'en souriait à lui-même une fois qu'elle était sortie. Le seul fait de la contempler vous faisait du bien à l'âme. Surtout à la mienne, pour être juste, qui demeurait bien désireuse.
Question de la surprendre, de lui faire perdre un peu de cette superbe, de cette espèce de pouvoir et de prestige qu'elle avait pris sur moi, Sophie, de la diminuer, en somme, de l'humaniser un peu à notre mesquine mesure, j'entrais dans sa chambre pendant qu'elle dormait.
C'était alors un tout autre spectacle Sophie, familier celui-là et tout de même surprenant, rassurant aussi. Sans parade, presque pas de couvertures, à travers du lit, cuisses en bataille, chairs moites et dépliées, elle s'expliquait avec la fatigue…
Elle s'acharnait sur le sommeil Sophie dans les profondeurs du corps, elle en ronflait. C'était le seul moment où je la trouvais bien à ma portée. Plus de sorcelleries. Plus de rigolade. Rien que du sérieux. Elle besognait comme à l'envers de l'existence, à lui pomper de la vie encore… Goulue qu'elle était dans ces moments-là, ivrogne même à force d'en reprendre. Fallait la voir après ces séances de roupillon, toute gonflée encore et sous sa peau rose les organes qui n'en finissaient pas de s'extasier. Elle était drôle alors et ridicule comme tout le monde. Elle en titubait de bonheur pendant des minutes encore et puis toute la lumière de la journée revenait sur elle et comme après le passage d'un nuage trop lourd elle reprenait glorieuse, délivrée, son essor…
On peut baiser tout ça. C'est bien agréable de toucher ce moment où la matière devient la vie. On monte jusqu'à la plaine infinie qui s'ouvre devant les hommes. On en fait : Ouf ! Et ouf ! On jouit tant qu'on peut dessus et c'est comme un grand désert…
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