Des mois s'écoulèrent encore, mois de grande prudence, ternes, silencieux. Nous finîmes par éviter tout à fait d'évoquer le souvenir même de Baryton entre nous. D'ailleurs son souvenir nous faisait à tous comme un peu honte.
Et puis revint l'été. Nous ne pouvions pas demeurer tout le temps au jardin en train de surveiller les malades. Pour nous prouver à nous-mêmes que nous étions malgré tout un peu libres on s'aventurait jusqu'au bord de la Seine, histoire de sortir.
Après le remblai de l'autre rive, c'est la grande plaine de Gennevilliers qui commence, une bien belle étendue grise et blanche où les cheminées se profilent doucement dans les poussières et dans la brume. Tout près du halage se tient le bistrot des mariniers, il garde l'entrée du canal. Le courant jaune vient pousser sur l'écluse.
On regardait ça nous autres en contrebas pendant des heures, et à côté, l'espèce de long marécage aussi dont l'odeur revient sournoise jusque sur la route des autos. On s'habitue. Elle n'en avait plus de couleur cette boue, tellement qu'elle était vieille et fatiguée par des crues. Sur les soirs l'été, elle devenait parfois comme douce, la boue, quand le ciel, en rose, tournait au sentiment. C'est là sur le pont qu'on venait pour écouter l'accordéon, celui des péniches, pendant qu'elles attendent devant la porte, que la nuit finisse pour passer au fleuve. Surtout celles qui descendent de Belgique sont musicales, elles portent de la couleur partout, du vert et du jaune, et à sécher des linges plein des ficelles et encore des combinaisons framboise que le vent gonfle en sautant dedans par bouffées.
À l'estaminet des mariniers, je venais souvent tout seul encore, à l'heure morte qui suit le déjeuner, quand le chat du patron est bien tranquille, entre les quatre murs, comme enfermé dans un petit ciel en ripolin bleu rien que pour lui.
Là, moi aussi, somnolent au début d'une après-midi, attendant, bien oublié que je croyais, que ça passe.
J'ai vu quelqu'un arriver de loin, qui montait par la route. J'ai pas eu à hésiter longtemps. À peine sur le pont je l'avais déjà reconnu. C'était mon Robinson lui-même. Pas d'erreur possible ! « Il vient par ici pour me rechercher ! que je me suis dit d'emblée… Le curé a dû lui passer mon adresse !… Faut que je m'en débarrasse en vitesse ! »
À l'instant je le trouvai abominable de me déranger au moment juste où je commençais à me refaire un bon petit égoïsme. On se méfie de ce qui arrive par les routes, on a raison. Le voilà donc parvenu tout près du bistrot. Je sors. Il a l'air surpris de me voir. « D'où viens-tu encore ? que je lui demande, ainsi, pas aimable. — De La Garenne… qu'il me répond. — Bon, ça va ! As-tu mangé ? » que je le questionne. Il en avait pas trop l'air d'avoir mangé, mais il ne voulait pas paraître la crever tout de suite en arrivant. « Te voilà encore en vadrouille alors ? » que j'ajoute. Parce que je peux bien le dire à présent, j'étais pas content du tout de le revoir. Ça me faisait aucun plaisir.
Parapine arrivait aussi du côté du canal, à ma rencontre. Ça tombait bien. Il était fatigué Parapine d'être aussi fréquemment de garde à l'Asile. C'est vrai que j'en prenais un peu à mon aise avec le service. D'abord, en ce qui concerne la situation, on aurait bien donné quelque chose, l'un comme l'autre, pour savoir au juste quand il allait revenir le Baryton. On espérait que ça serait bientôt qu'il aurait fini de vadrouiller pour le reprendre son bazar et s'en occuper lui-même. C'était de trop pour nous. Nous n'étions pas des ambitieux, ni l'un ni l'autre et on s'en foutait nous des possibilités d'avenir. C'était un tort d'ailleurs.
Faut lui rendre une justice encore à Parapine, c'est qu'il ne posait jamais de questions sur la gérance commerciale de l'Asile, sur la façon de m'y prendre avec les clients, seulement je le renseignais tout de même, malgré lui pour ainsi dire, et alors je parlais tout seul. Dans le cas de Robinson, c'était important de le mettre au courant.
« Je t'ai déjà parlé de Robinson n'est-ce pas ? que je lui ai demandé en manière d'introduction. Tu sais bien mon ami de la guerre ?… Tu y es ? »
Il me les avait bien entendu raconter cent fois les histoires de guerre et les histoires d'Afrique aussi et cent fois de façons bien diverses. C'était ma manière.
« Eh bien, que je continuai, le voici à présent Robinson qui revient en chair et en os de Toulouse, pour nous voir… On va dîner ensemble à la maison. » En fait, en m'avançant ainsi au nom de la maison je me sentais un peu gêné. C'était une espèce d'indiscrétion que je commettais. Il m'aurait fallu pour la circonstance posséder une autorité liante, engageante, qui me faisait tout à fait défaut. Et puis Robinson lui-même ne me facilitait pas les choses. Sur le chemin qui nous ramenait au pays, il se montrait déjà tout curieux et inquiet, surtout au sujet de Parapine dont la figure longue et pâle à côté de nous l'intriguait. Il avait cru d'abord que c'était un fou aussi, Parapine. Depuis qu'il savait où nous demeurions à Vigny il en voyait partout des fous. Je le rassurai.
— Et toi, lui demandai-je, as-tu au moins retrouvé un boulot quelconque depuis que tu es de retour ?
— Je vais en chercher… qu'il se contenta de me répondre.
— Mais tes yeux sont-ils bien guéris ? Tu y vois bien maintenant avec ?
— Oui, j'y vois presque comme avant…
— Alors, t'es bien content ? » que je lui fais.
Non, il était pas content. Il avait autre chose à faire qu'à être content. Je me gardai de lui parler de Madelon tout de suite. C'était entre nous un sujet qui restait trop délicat. Nous passâmes un bon moment devant l'apéritif et j'en profitai pour le mettre au courant de bien des choses de l'Asile et d'autres détails encore. J'ai jamais pu m'empêcher de bavarder à tort et à travers. Pas bien différent somme toute de Baryton. Le dîner s'acheva dans la cordialité. Après, je ne pouvais tout de même pas le renvoyer tel quel à la rue Robinson Léon. Je décidai sur-le-champ qu'on lui monterait dans la salle à manger un petit lit-cage en attendant. Parapine n'émettait toujours pas d'avis. « Tiens Léon ! que j'ai dit moi, voici de quoi te loger tant que tu n'auras pas encore trouvé de place… — Merci » qu'il a répondu simplement et depuis ce moment, chaque matin, il s'en allait par le tramway à Paris soi-disant à la recherche d'un emploi de représentant.
Il en avait assez de l'usine, qu'il disait, il voulait « représenter ». Il s'est peut-être donné du mal pour en trouver une de représentation, faut être juste, mais enfin toujours est-il qu'il l'a pas trouvée.
Un soir il est rentré de Paris plus tôt qu'à l'habitude. J'étais encore au jardin moi, en train de surveiller les abords du grand bassin. Il est venu me retrouver là pour me dire deux mots.
« Écoute ! qu'il a commencé.
— Je t'écoute, que j'ai répondu.
— Tu pourrais pas me donner un petit emploi toi ici même ?… Je trouve rien ailleurs…
— T'as bien cherché ?
— Oui, j'ai bien cherché…
— Un emploi dans la maison que tu veux ? Mais à quoi faire ? T'en trouves donc pas un petit boulot à Paris ? Veux-tu qu'on se renseigne pour toi avec Parapine auprès des gens qu'on connaît ? »
Ça le gênait que je lui propose d'intervenir à propos de son emploi.
« C'est pas qu'on en trouve pas absolument, qu'il a continué alors. On en trouverait peut-être… Du petit travail… Bien… Mais tu vas comprendre… Il faut absolument que j'aie l'air d'être malade du cerveau… C'est urgent et c'est indispensable que j'aie l'air malade du cerveau…
— Bon ! que je lui fais alors moi, ne m'en dis pas davantage !…
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