Dans l'aventure de Monmouth, quand tout le ridicule piteux de notre puérile et tragique nature se déboutonne pour ainsi dire devant l'Éternité il se prenait à son tour de vertige Baryton, et comme il ne tenait déjà plus que par un fil à notre destin ordinaire il lâcha la rampe… Depuis ce moment, je peux bien le dire, il ne fut plus des nôtres… Il ne pouvait plus…
Dès la fin de cette même soirée, il me demanda de venir le rejoindre dans son cabinet directorial… Certes, je m'attendais au point où nous en étions, à ce qu'il me fît part de quelque suprême résolution, de mon renvoi immédiat par exemple… Eh bien pas du tout ! La décision à laquelle il s'était arrêté m'était au contraire entièrement favorable ! Or il m'arrivait si rarement d'être surpris par un sort favorable que je ne pus m'empêcher de verser quelques larmes… Baryton voulut bien prendre ce témoignage de mon émoi pour du chagrin et ce fut dès lors à son tour à me consoler…
« Irez-vous jusqu'à douter de ma parole, Ferdinand, si je vous certifie qu'il m'a fallu bien plus et bien mieux que du courage pour me résoudre à quitter cette maison ?… Moi dont vous connaissez les habitudes si sédentaires, moi déjà presque un vieillard en somme et dont toute la carrière ne fut qu'une longue vérification, bien tenace, bien scrupuleuse de tant de lentes ou promptes malices ?… Comment suis-je parvenu, est-ce croyable, en l'espace de quelques mois à peine à tout abjurer ?… Et pourtant m'y voici corps et âme dans cet état de détachement, de noblesse… Ferdinand ! Hurrah ! Comme vous dites en anglais ! Mon passé ne m'est décidément plus rien ! Je vais renaître Ferdinand ! Tout simplement ! Je pars ! Oh vos larmes, bienveillant ami, ne sauraient atténuer le définitif dégoût que je ressens pour tout ce qui me retint ici pendant tant et tant d'insipides années !… C'en est trop ! Assez Ferdinand ! Je pars vous dis-je ! Je fuis ! Je m'évade ! Certes je me déchire ! Je le sais ! Je saigne ! Je le vois ! Eh bien Ferdinand, cependant pour rien au monde ! Ferdinand, rien ! Vous ne me feriez revenir sur mes pas ! M'entendez-vous ?… Même si je m'étais laissé tomber là, un œil, quelque part dans cette boue, je ne reviendrais pas pour le ramasser ! Alors ! C'est tout vous dire ! Doutez-vous à présent de ma sincérité ? »
Je ne doutais plus de rien du tout. Il était décidément capable de tout Baryton. Je crois d'ailleurs qu'il eût été fatal pour sa raison que je me mette à le contredire dans l'état où il s'était mis. Je lui laissai quelque répit et puis j'essayai quand même encore un petit peu de le fléchir, je me risquai dans une suprême tentative pour le ramener vers nous… Par les effets d'une argumentation légèrement transposée… gentiment latérale…
« Abandonnez donc, Ferdinand, de grâce, l'espoir que je me voie revenir sur ma décision ! Elle est irrévocable vous dis-je ! En ne m'en reparlant plus, vous me ferez tout à fait plaisir… Pour la dernière fois, Ferdinand, voulez-vous me faire plaisir ? À mon âge, n'est-ce pas, les vocations deviennent tout à fait rares… C'est un fait… Mais elles sont irrémédiables… »
Telles furent ses propres paroles, presque les dernières qu'il prononça. Je les rapporte.
« Peut-être, cher monsieur Baryton, osai-je toutefois encore l'interrompre, peut-être que ces sortes de vacances impromptues que vous vous disposez à prendre ne formeront-elles en définitive qu'un épisode un peu romanesque, une bienvenue diversion, un entracte heureux, dans le cours un peu austère certes de votre carrière ? Peut-être qu'après avoir goûté d'une autre vie… Plus agrémentée, moins banalement méthodique que celle que nous menons ici, peut-être nous reviendrez-vous, tout simplement, content de votre voyage, blasé des imprévus ?… Vous reprendrez alors, tout naturellement votre place à notre tête… Fier de vos acquis récents… Renouvelé en somme, et sans doute désormais tout à fait indulgent et consentant aux monotonies quotidiennes de notre besogneuse routine… Vieilli enfin ! Si toutefois vous m'autorisez à m'exprimer ainsi monsieur Baryton ?
— Quel flatteur que ce Ferdinand !… Il trouve encore le moyen de me toucher dans ma fierté masculine, sensible, exigeante même, je le découvre en dépit de tant de lassitude et d'épreuves passées… Non, Ferdinand ! Toute l'ingéniosité que vous déployez ne saurait rendre en un moment bénin tout ce qui demeure au fond de notre volonté même, abominablement hostile et douloureux. D'ailleurs Ferdinand, le temps d'hésiter, de revenir sur mes pas n'est plus !… Je suis, je l'avoue, je le clame Ferdinand : Vidé ! Abruti ! Vaincu ! Par quarante années de petitesses sagaces !… C'est énormément trop déjà !… Ce que je veux tenter ? Vous voulez le savoir ?… Je puis bien vous le dire, à vous, mon suprême ami, vous qui avez bien voulu prendre une part désintéressée, admirable, aux souffrances d'un vieillard en déroute… Je veux, Ferdinand, essayer d'aller me perdre l'âme comme on va perdre son chien galeux, son chien qui pue, bien loin, le compagnon qui vous dégoûte, avant de mourir… Enfin bien seul… Tranquille… soi-même…
— Mais cher monsieur Baryton, ce violent désespoir dont vous me dévoilez soudain les intraitables exigences ne m'était jamais apparu, j'en suis éberlué, à aucun moment dans vos propos ! Bien au contraire vos observations quotidiennes me semblent encore aujourd'hui même parfaitement pertinentes… Toutes vos initiatives toujours allègres et fécondes… Vos interventions médicales parfaitement judicieuses et méthodiques… En vain chercherais-je dans le cours de vos actes quotidiens l'un de ces signes d'abattement, de déroute… En vérité, je n'observe rien de semblable… »
Mais pour la première fois depuis que je le connaissais, Baryton n'éprouvait aucun plaisir à recevoir mes compliments. Il me dissuadait même gentiment de poursuivre l'entretien sur ce ton louangeur.
« Non, mon cher Ferdinand, je vous assure… Ces témoignages ultimes de votre amitié viennent adoucir certes et d'une façon inespérée les derniers moments de ma présence ici, cependant toute votre sollicitude ne saurait me rendre seulement tolérable le souvenir d'un passé qui m'accable et dont ces lieux suintent… Je veux à n'importe quel prix m'entendez-vous et dans n'importe quelles conditions m'éloigner…
— Mais cette maison même, monsieur Baryton, qu'allons-nous en faire désormais ? Y avez-vous songé ?
— Oui, certes, j'y songeai Ferdinand… Vous en prendrez la direction pendant tout le temps que durera mon absence et voilà tout !… N'avez-vous pas toujours entretenu d'excellents rapports avec notre clientèle ?… Votre direction sera donc facilement acceptée… Tout ira bien, vous le verrez, Ferdinand… Parapine, lui, puisqu'il ne peut souffrir la conversation, s'occupera des mécaniques, des appareils et du laboratoire… Ça le connaît !… Ainsi tout est réglé sagement… D'ailleurs j'ai cessé de croire aux présences indispensables… De ce côté-là aussi, vous le voyez, mon ami, j'ai bien changé… »
En fait, il était méconnaissable.
« Mais ne redoutez-vous point, monsieur Baryton, que votre départ ne soit commenté tout à fait malicieusement par nos concurrents des environs ?… De Passy par exemple ? De Montretout ?… De Gargan-Livry ? Tout ce qui nous entoure… Qui nous épie… Par ces confrères inlassablement perfides… Quel sens vont-ils donner à votre noble et volontaire exil ?… Comment vont-ils le qualifier ? Escapade ? Que sais-je encore ? Frasque ? Déroute ? Faillite ? Qui sait ?… »
Cette éventualité l'avait fait sans doute longuement et péniblement réfléchir. Il se troublait encore, là, devant moi, pâlissait en y songeant…
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