Baryton déplorait qu'aucun de nous ne sache jouer aux échecs. Il fallut que je me misse à apprendre ce jeu rien que pour lui faire plaisir.
Dans la journée, il se distinguait par une activité tracassière et minuscule Baryton, qui rendait la vie bien fatigante autour de lui. Une nouvelle petite idée du genre platement pratique lui jaillissait chaque matin. Remplacer le papier en rouleaux des cabinets par du papier en folios dépliables nous força à réfléchir pendant toute une semaine, que nous gaspillâmes en résolutions contradictoires. Finalement, il fut décidé qu'on attendrait le mois des soldes pour faire un tour dans les magasins. Après cela survint un autre tracas oiseux, celui des gilets de flanelle… Fallait-il donc les porter dessous ?… Ou dessus la chemise ?… Et la façon d'administrer le sulfate de soude ?… Parapine se dérobait par un silence tenace à ces controverses sous-intellectuelles.
Stimulé par l'ennui j'avais fini par lui raconter à Baryton beaucoup plus d'aventures encore que tous mes voyages n'en avaient jamais comporté, j'étais épuisé ! Et ce fut à son tour finalement d'occuper entièrement la conversation vacante rien qu'avec ses propositions et ses réticences minuscules. On n'en sortait plus. C'est par l'épuisement qu'il m'avait eu. Et je ne possédais pas moi, comme Parapine, une indifférence absolue pour me défendre. Il fallait au contraire que je lui réponde malgré moi. Je ne pouvais plus m'empêcher de discutailler, à l'infini, sur les mérites comparatifs du cacao et du café crème… Il m'ensorcelait de sottise.
Nous remettions ça encore à propos de tout et de rien, des bas-varices, du courant faradique optima, du traitement des cellulites de la région du coude… J'étais arrivé à bafouiller tout à fait selon ses indications et ses penchants, à propos de rien et de tout, comme un vrai technicien. Il m'accompagnait, me précédait dans cette promenade infiniment gâteuse, Baryton, il m'en satura de la conversation pour l'éternité. Parapine rigolait bien dans son dedans, en nous entendant défiler parmi nos ergotages à longueur de nouilles tout en postillonnant le bordeaux du patron à pleine nappe.
Mais paix au souvenir de M. Baryton, ce salaud ! J'ai fini tout de même par le faire disparaître. Ça m'a demandé bien du génie !
Parmi les clientes dont on m'avait confié plus spécialement la garde, les plus baveuses me donnaient un foutu tintouin. Leurs douches par-ci… Leurs sondes par-là… Leurs petits vices, sévices ; et leurs grandes béances à tenir toujours propres… Une des jeunes pensionnaires me valait assez souvent des observations du patron. Elle détruisait le jardin en arrachant des fleurs, c'était sa manie et je n'aimais pas ça les observations du patron…
« La fiancée » qu'on l'appelait, une Argentine, au physique, pas mal du tout, mais au moral, rien qu'une idée, celle d'épouser son père. Alors elles y passaient une à une toutes les fleurs des massifs pour se les piquer dans son grand voile blanc qu'elle portait jour et nuit, partout. Un cas dont la famille, religieusement fanatique, avait horriblement honte. Ils la cachaient au monde leur fille et son idée avec. D'après Baryton, elle succombait aux inconséquences d'une éducation trop tendue, trop sévère, d'une morale absolue qui lui avait, pour ainsi dire, éclaté dans la tête.
Au crépuscule, nous rentrions tout notre monde après avoir fait l'appel longuement, et nous passions encore par les chambres surtout pour les empêcher les excités de se toucher trop frénétiquement avant de s'endormir. Le samedi soir c'est bien important de les modérer et d'y faire bien attention, parce que le dimanche quand les parents viennent, c'est très mauvais pour la maison quand ils les trouvent masturbés à blanc, les pensionnaires.
Tout ça me rappelait le coup de Bébert et du fin sirop. À Vigny j'en donnais énormément de ce sirop-là. J'avais conservé la formule. J'avais fini par y croire.
La concierge de l'Asile tenait un petit commerce de bonbons, avec son mari, un vrai costaud, auquel on faisait appel de temps à autre, pour les coups durs.
Ainsi passaient les choses et les mois, assez gentiment en somme et on n'aurait pas eu trop à se plaindre si Baryton n'avait pas subitement conçu une autre nouvelle fameuse idée.
Depuis longtemps, sans doute, il se demandait s'il ne pourrait pas des fois m'utiliser plus et mieux encore pour le même prix. Alors il avait fini par trouver.
Un jour après le déjeuner il l'a sortie son idée. D'abord il nous fit servir un saladier tout plein de mon dessert favori, des fraises à la crème. Ça m'a semblé tout de suite suspect. En effet, à peine avais-je fini de bouffer sa dernière fraise qu'il m'attaquait d'autorité.
« Ferdinand, qu'il me fit comme ça, je me suis demandé si vous consentiriez à donner quelques leçons d'anglais à ma petite fille Aimée ?… Qu'en dites-vous ?… Je sais que vous possédez un excellent accent… Et dans l'anglais n'est-ce pas, l'accent c'est l'essentiel !… Et puis d'ailleurs soit dit sans vous flatter vous êtes Ferdinand, la complaisance même.
— Mais certainement, monsieur Baryton », que je lui répondis moi, pris de court…
Et il fut convenu, sans désemparer, que je donnerais à Aimée, dès le lendemain matin, sa première leçon d'anglais. Et d'autres suivirent, ainsi de suite, pendant des semaines…
C'est à partir de ces leçons d'anglais que nous entrâmes tous dans une période absolument trouble, équivoque, au cours de laquelle les événements se succédèrent dans un rythme qui n'était plus du tout celui de la vie ordinaire.
Baryton tint à assister aux leçons, à toutes les leçons que je donnais à sa fille. En dépit de toute ma sollicitude inquiète, la pauvre petite Aimée ne mordait guère à l'anglais, pas du tout à vrai dire. Au fond elle ne tenait guère la pauvre Aimée à savoir ce que tous ces mots nouveaux voulaient bien dire. Elle se demandait même ce que nous lui voulions nous tous en insistant, vicieux, de la sorte, pour qu'elle en retienne réellement la signification. Elle ne pleurait pas, mais c'était tout juste. Elle aurait préféré Aimée qu'on la laisse se débrouiller gentiment avec le petit peu de français qu'elle savait déjà et dont les difficultés et les facilités lui suffisaient amplement pour occuper sa vie entière.
Mais son père, lui, ne l'entendait pas du tout de cette oreille. « Il faut que tu deviennes une jeune fille moderne ma petite Aimée ! la stimulait-il, inlassablement, question de la consoler… J'ai bien souffert, moi, ton père, de n'avoir pas su assez d'anglais pour me débrouiller comme il fallait dans la clientèle étrangère… Va ! Ne pleure pas ma petite chérie !… Écoute plutôt M. Bardamu si patient, si aimable et quand tu sauras faire à ton tour les the avec ta langue comme il te montre, je te payerai c'est promis, une jolie bicyclette toute nic-ke-lée… »
Mais elle n'avait pas envie de faire les the non plus que les enough , Aimée, pas du tout… C'est lui le patron qui les faisait à sa place les the . et les rough et puis encore bien d'autres progrès, en dépit de son accent de Bordeaux et de sa manie de logique bien gênante en anglais. Pendant un mois, deux mois ainsi. À mesure que se développait chez le père la passion d'apprendre l'anglais, Aimée avait de moins en moins l'occasion de se débattre avec les voyelles. Baryton me prenait tout entier. Il m'accaparait même, ne me lâchait plus, il me pompait tout mon anglais. Comme nos chambres étaient voisines, je pouvais l'entendre dès le matin, tout en s'habillant, transformer déjà sa vie intime en anglais. The coffee is black… My shirt is white… The garden is green… How are you today Bardamu ? qu'il hurlait à travers la cloison. Il prit assez tôt du goût pour les formes les plus elliptiques de la langue.
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