ô Vater ! ô Vater !
Il faut avouer il chante bien, la vraie voix de lieder, grave, passionnée, chaude… passionnée d'arriver où ?… « ô père ! ô père ! » Le Roi des Aulnes !… précipitation ! ils sont ainsi, ils ont voulu !… Berlin, le V 2 et la suite ! je les voyais galoper, comment ! Vater ! ô Vater !
« C'est mieux aux bibel ! »
Je réfléchis… pas si simple ! je sais ce que veut leur feldwebel , il veut aussi des cigarettes… et comment !… ils sont tous au courant de l'armoire, et que j'ai la clé ! tout, d'abord, qu'ils savent !… pas que les cigarettes… le nombre des oies et des dindes, les œufs mêmes, combien à couver sous chaque poule… cigarettes ?… ils auraient pu m'en faire le compte !… à attendre je regarde, nous étions revenus juste à l'entrée de l'escalier… le moment de monter pour les excuses… après on irait au Dancing… et puis à la Kolonialwaren … là, pour le pot de miel « synthétique »… plus à compter sur le pasteur, ni les ménagères… mais pas se faire voir du bistrot ! méchamment repérés… têtes à massacre, première occase !… en fait la première occasion ? les Russes içagui ?… descente sur Zornhof ?… « commando » des nuages ? les communiqués de la Wehrmacht étaient plus du tout à comprendre, sauf qu'ils étaient de forme, de ton, plus glorieux résolus que jamais, sur des « positions préparées d'avance »…
Aussi borné bouché qu'on soit nous pouvions donc être quasi sûrs de voir surgir nos exécuteurs d'un moment l'autre, de l'air ou de la plaine, avec vraiment tout ce qu'il fallait, paniers, guillotines, cornemuses et mille tambourins, nous faire danser les rigodons, nos têtes bilboquets libérés !… ce dont on nous prévenait sans doute par ces dentelles de mousse au-dessus, ces grands signes d'un horizon l'autre… certain, tout tremblait… l'eau des étangs et des mares, les arbres jusqu'aux plus petites feuilles, les murs du manoir, et la porte de la cuisine… et nous-mêmes sur nos fortes chaises… et sans doute de plus loin que Berlin ?… Le Vigan était sûr… plus Nord selon lui… Nord c'était l'armée anglaise… Ouest c'était Eisenhower… ils en voulaient tous à Zornhof ?… Harras avait choisi l'endroit pour nous refaire un bon moral… il avait choisi aussi les vraies bonnes personnes accueillantes… le Rittmeister , son fils cul-de-jatte, Kracht l'S.S., la Kretzer et ses tuniques… et cette suave dorade dans sa tour… les bibelforscher laconiques… tous à nous épier, sans aucun doute, nous mijoter quelque drôlerie…
Là sur ma chaise à la porte de la cuisine, je regardais le sergent manchot… il me regardait, lui aussi…
« Aus Paris ? aus Paris ? »
D'où on venait ?
« Ja ! ja !
— Schöne frauen da ! … jolies femmes ! »
Que vous vous trouviez n'importe où… sous les confetti, sous les bombes, dans les caves ou en stratosphère, en prison ou en ambassade, sous l'Équateur ou à Trondhjem, vous êtes certain de pas vous tromper, d'éveiller le direct intérêt, tout ce qu'on vous demande : le fameux vagin de Parisienne ! votre homme se voit déjà dans les cuisses, en pleine épilepsie de bonheur, en plein vol nuptial, inondant la barisienne de son enthousiasme… il me le disait, le sergent manchot… bien triste…
« Niemehr wieder !… niemehr ! jamais plus !… »
Plus de Paris !… ce qu'il voyait dans la catastrophe !… son bras, voilà c'était fait ! il s'était peu prou habitué… mais le coup de « plus jamais Paris ».. . niemehr ! niemehr ! … passait pas ! ça devait être les grands boulevards, son niemehr ! niemehr ! … quand les Allemands se mettent à être tristes, c'est tout à fait comme quand ils boivent… ils s'anéantissent…
« Mais vous y retournerez à Paris, voyons !… Berlin, Paris, une heure, à peine !… c'est pas moi qui vais vous apprendre !… les progrès de demain ! après la guerre !… une seule monnaie et l'avion ! une heure !… plus de passeports ! »
Là il m'écoute.
« Vous croyez ?… vous croyez vraiment ?
— Mais c'est pour ça que les guerres existent !… le progrès ! plus de distances ! plus de passeports ! »
Je suis sûr de moi !… je suis convaincant…
« Na !… na !… na ! »
Il doute un peu, il dodeline… ses traits se détendent… un peu plus il sera de mon avis… il se reverra place Saint-Michel…
Notre Kracht là, nous l'agaçons à parler de Paris, lui qu'a jamais été en France… il aurait voulu me parler… je me lève, je fais quelques pas dans la cour, vers notre parc, comme pour aller chercher Lili… il se lève aussi… il me rattrape…
« Docteur !… ce soir, entendu ? dans mon étui ?
— Ja ! ja !… sicher ! … certainement ! »
Tout ça est plus qu'indélicat mais je ne connais pas le fond des choses… et où nous en sommes !… là ! zut !…
Je retourne chercher Le Vigan… y a du spectacle !… Hjalmar a profité des marmites, il a fini trois gamelles, lui tout seul… mais il peut plus, le roupillon l'a pris, doucement, son casque à pointe penche… son tambour roule aux cailloux, il laisse aller… ses bras tombent, mous… il se tasse sur sa chaise, pantin… on le regarde, La Vigue, moi, se tasser… le pasteur qui le retient par sa chaîne, il roulerait aussi aux cailloux… avec son tambour… mais qu'il croule donc ! il dormira mieux… une idée !… La Vigue a la même… la clé de la menotte !… il l'a après lui, à une ficelle autour du cou… on la lui dégage là, tout doucement… la menotte !… et tac ! et voilà !… le pasteur est libre ! oh, il se sauve pas !… il est sommeillant lui aussi, le dos au mur… Hjalmar-le-casque ronfle tout de son long, nous avons l'air fin avec la menotte, la chaîne, la clé ! on ne peut pas laisser ces objets à la porte de la cuisine ! que Kracht rapplique ou qu'Isis descende… je fourre tout dans ma poche… quand ils se réveilleront, ils se douteront…
Maintenant, au cul-de-jatte, nous n'avions fait, d'une sissite l'autre, que remettre à plus tard… fini de lanterner ! nous montons !… on verra bien !… ce petit escalier en bois est très raide, et très crasseux, plein de badigeonnages de cacas… l'escalier du manoir en face, le nôtre, a une autre allure !… cependant, je dois dire, au premier étage, ça va mieux… je dirais même très cossu… dans le genre baldaquins, plateaux de cuivre, carafes de Bohême, poufs et statues florentines… souvenirs de voyages… oh, ça ferait pas cher à la Salle, ni même aux Puces !… mais enfin là c'est assez gentil, rococo boche… comme à Berlin chez Pretorius, son bric-à-brac… on passe beaucoup de choses aux Allemands vu leur climat et le paysage, n'importe quel chichi, verroterie, fait toujours plus gai… mais ce qui rachète tout, c'est leur verrière, toute la largeur de la maison, tout le panorama côté Nord… ils ont un point de vue magnifique, comme chez la dorade, de sa tour, mais eux sur les grands étangs, plus loin que les sillons… je regarde que le point de vue, je cherche à me repérer… rien de saillant, que des cimes d'arbres, très… très loin… je voyais pas le cul-de-jatte, ni sa femme, ils étaient pourtant là, tout près, au beau milieu du salon, à une table à jeu, ils se faisaient les cartes… on avait frappé ils ne nous avaient pas répondu, trop pris par les cartes… j'aurais un peu réfléchi, je serais pas monté les surprendre, dans le moment j'aurais pu penser qu'ils étaient tous à se faire l'avenir… oh, pas que les von Leiden… et pas que les Allemands !… Moscou… London… Montmartre… la façon que ça allait tourner ? à genoux ! un vœu !… grand jeu !… signe de Croix !… M mede Thèbes ou saint Eustache !… l'avenir au Déluge ou aux roses ?…
Читать дальше