Que nous rions du mahlzeit !
« Vous refermerez bien l'étui !… »
Il ajoute :
« Oh, vous pouvez être tranquille !… Harras ne reviendra jamais !… »
Voilà pour me rassurer ! certain qu'il reviendra jamais Harras ?… il me semblait plutôt que notre affaire nous était cuite… qu'il pouvait se permettre le pire… nous proposer cent carambouilles… que ça ferait jamais qu'un tout !… cette façon de lui refiler des cigarettes dans son étui au portemanteau c'était pour que tout le monde s'aperçoive ! autant dire !… pensez toute la Dienstelle , toutes les demoiselles, et les Kretzer… si c'était en quart ! Kracht jouait épais je trouvais, autant dire faisait ce qu'il faut qu'on soit expédiés, chaîne et menottes… même fourgon que le pasteur Rieder… pas que moi, La Vigue, Lili, et le greffe… nous devions les gêner au manoir, ils devaient être en connivence… trafiquer de je ne sais quoi ? je ne savais pas, mais c'était !… les oies ? le miel ?… un condé !… en tout cas on les agaçait… un moment les gens se grattent plus, vous verrez à la prochaine… quand sonnera l'heure que toutes les villes flambent, qu'ils auront plus qu'une seule idée, que vous brûliez avec !
« Très bien Kracht !… tout à fait d'accord !… votre étui au portemanteau ! »
Ce qui était le plus important, qu'on revienne sur nos pas !… qu'on retrouve La Vigue… cette petite promenade avait bien assez duré, on avait vu les avions, les essaims, les boîtes du pasteur… et on s'était entendus pour les cigarettes…
Je regardais encore ce terrain… grand je dirais deux fois la place de la Concorde… on voit très loin, au-dessus des sapins, le clocher de Zornhof, le cadran… question de ce terrain et de l'abri, les « forteresses » qu'arrêtent pas de passer, savent certainement ce qu'il en est, que le dernier pilote est au fond, depuis trois mois, dans la chaux vive, et qu'il peut attendre ! que personne est venu enquêter… pour ça qu'ils nous laissent tranquilles… y a que Hjalmar qui bugle l'alerte !… fait semblant d'y croire… on reprend le même sentier, boue et cendres… et on se retrouve !… La Vigue… ouf !… il s'était demandé ce que Kracht pouvait me vouloir ?
« Oh, rien !… un petit renseignement… tu sais, à propos de ma demande…
— Quelle demande ?
— Le permis de pratiquer…
— Ah oui !… ah oui !… »
J'allais pas lui parler de l'armoire… il saurait bien… je lui dirai plus tard… maintenant voyons !… le sergent du camp est « rationnaire » à la ferme, il va y chercher sa gamelle… le lieutenant aussi avant de disparaître… les cuisinières russes des von Leiden font la popote… pour tous ces gens, civils, militaires… nous voici à la queue leu leu le sergent manchot avec Kracht, ce sergent boite aussi… au moins autant que moi… il aurait bien besoin d'une canne… je pourrais pas lui donner l'adresse du magasin où je l'ai achetée… ce magasin doit être aux nuages, maintenant, sûr !… je demanderai pas l'adresse non plus du « Zenith Hotel ! »… il paraît, la bossue m'a dit, que la Chancellerie était broyée, l'Adolf devait être en voyage…
Après Kracht et le sergent manchot, toujours à la queue leu leu, peut-être à deux mètres, fortement boitant lui aussi, vient Hjalmar, équipé comme nous sommes partis, avec son tambour et son bugle, et son pasteur à la chaîne… remise la chaîne ! ôtée ! remise encore !… il boite plus qu'aucun d'entre nous, Hjalmar casque à pointe !… le pasteur lui donne le bras, l'aide… là voilà on y est ! tout de suite Hjalmar impatient… il voudrait que les femmes se magnent… lui regarde le ciel… il est parti depuis très longtemps… qu'est-ce qui se passe ? peut-être une alerte spéciale ?… téléphone ?… je lui demande…
« Nein ! ach !… nein ! Kaput !… Kaput ! telefon ! »
Belle lurette qu'il ne marche plus ! telefon ! il doit donc y aller à l'estime !… bugler quand il veut ! d'abord il les voit lui-même ces putains d'avions ! aller, revenir !… et l'horizon… là-bas la folle haute armée des flammes ! jaunes… vertes… je lui montre…
« Achtung ! Hjalmar !… attention ! rrrrrr ! »
Qu'on rigole un peu !… non, il rit pas, il prend trop à cœur… il va se faire du mal, les événements sont comme l'amour, ils sont d'abord tout ce qu'il y a de graves, palpitants, et puis tout grotesques… Hjalmar son horloge intime n'était pas à l'heure, il se croyait encore en 14… son Berlin ? qu'une bouillie de ruines, Moscou, Hiroshima, New York, pourront plus jamais horrifier ni même être pris bien au sérieux… le monde 60 est trop jean-foutre, nicotinisé, alcoolique, aéroporté, blablaveux, pour qu'on trouve pas tout naturel qu'il n'existe plus… là, le pasteur Rieder qui aurait bien pu être inquiet nous donnait au contraire l'exemple du plus parfait calme… même il chantonnait des bouts de psaumes… je comprenais pas tout, mais presque… un chant que j'ai entendu souvent, en Angleterre, au Danemark… « Sagesse est ma force »… cependant, tout de même, son histoire de chasse aux essaims sur un terrain militaire pouvait lui valoir des ennuis… tels qu'il aurait plus envie de chanter, jamais… les tribunaux de la Luftwaffe avaient jamais été bénins… mais maintenant depuis le fiasco total, que la R.A.F. faisait ce qu'elle voulait, pulvérisait une ville par jour, ils ne voyaient plus qu'espions partout et tous les suspects, pasteurs, pas pasteurs, te les fusillaient en série… le pasteur s'en tirerait pas chantant, je pensais…
Voici, nous approchons de l'autre porte… je vois, leur cuisine est grand ouverte… les trois servantes sortent, elles sont pieds nus, les cheveux dans le dos… ce sont des gaillardes, pas maigres, je dis : elles se privent pas… elles ont leurs tabliers noués, façon russe, au-dessus des seins… pas que ce soit coquet, mais pratique… c'est nous qu'elles trouvent drôles !… avec notre pasteur enchaîné, qui donne le bras au garde champêtre, et le sous-off manchot et Kracht… et surtout La Vigue son expression, qu'il tombe de la Lune… pourquoi elles nous trouvent si comiques ?… Kracht leur demande, il parle un peu russe… elles savent pas… Berlin qui brûle, elles sont blasées, les « forteresses » qui passent et repassent, elles regardent même plus… mais nous là, Hjalmar et son pasteur à la chaîne, nous valons la peine… eh bien, qu'elles amènent la marmite ! le sous-off a pas à se gêner, il est « rationnaire » et que ça saute !… elles apportent… une de ces panades ! bien plus riche, plus grasse, que celle des bibelforscher … le sous-off nous en commande trois gamelles qu'elles plongent en plein dans la marmite… il leur ordonne d'amener trois chaises… pas des tabourets !… on est cinq à se régaler… je dirai il fait assez frais, la soupe tombe bien, le café et la boule… je pense à Lili… je devais lui monter quelque chose… mais peut-être Marie-Thérèse ou la trouble Kretzer lui ont monté ce qu'il fallait… oh, pas sûr ! je crois à rien de ces femmes, sauf à encore quelque entourloupe… je pense à notre dorade héritière avec son piano à queue… et l'autre avec ses deux tuniques… je regarde l'heure au cadran de l'église… le café, la boule, la panade agissent bellement sur le pasteur… il change de mine, il change de ton… il chante plus de psaumes, maintenant, des lieder ! et il a de la voix, il le sait ! un organe !… ratichon artiste, on entend plus que lui, il gueule plus fort que les étables… les cuisinières russes qui le trouvaient ennuyeux aux psaumes, godent aux lieder … elles sortent toutes de la cuisine, par trois, six qu'elles sont !… et elles applaudissent qu'il recommence !
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