« Komm ! komm ! »
Qu'on le suive !… où il veut aller ?… Hjalmar enchaîné au pasteur, peut pas bouger… vite ! vite !… la clé ! il se lève !… on lui ôte sa menotte ! voilà… on va aller tous ensemble à la queue leu leu… enfin Kracht parle, nous allons au camp d'aviation, pour l'enquête… il peut pas nous laisser ici ?… bien !… nous voici sur le sentier… d'abord à travers les luzernes et puis par un bois… on va… on va… c'est loin, je trouve… depuis Berlin je trouve que tout est loin… je boquillonne dur… je les suis à distance… ah, ça y est !… une très grande clairière… nous y sommes !… Hjalmar a emporté son bugle, et son tambour… tout ça dans son dos, bringuebalant… il boite aussi, même plus que moi… il doit être aussi, blessé de guerre… nous devons être dans les mêmes carats… ses instruments font un vacarme !… il a repris le pasteur à la chaîne, par le bout, par la menotte… je comprends pas bien ce que veut Kracht, le pourquoi il nous a amenés ?… moi qu'avais à faire au manoir et à la ferme et chez l'épicière… qu'est-ce qu'on venait perdre le temps ici ?… sitôt qu'ils peuvent c'est bien simple tous les gens vous font perdre des heures, des mois… vous leur servez comme de fronton à faire rebondir leurs conneries… et bla ! et bla ! et reblabla !… une heure de cette complaisance vous aurez quinze jours à vous remettre… bla ! bla !… prenez un pur-sang, mettez-le à la charrue, il en aura pour un mois, deux mois, à reprendre sa foulée… peut-être jamais… aussi vous peut-être, d'avoir voulu être aimable, prêter une oreille…
Kracht, pourtant pas le lascar causant, ni chaleureux, devait avoir une bonne raison pour nous amener là, sur ce terrain militaire… nous surtout, Français très spéciaux… où nous n'avions vraiment que foutre !… je vois émerger quelque chose de terre… d'une tranchée… une casquette… une tête… et puis le buste… c'est un aviateur… sergent aviateur… le petit liseré jaune au calot… heil ! heil ! … nous tous fixe ! heil ! heil ! … il sort tout à fait de son trou… il a plus qu'un bras… si je comprends, il garde le camp, et les avions… quels avions ?… où ?… loin !… il nous montre au bout de la clairière… avec sa jumelle, je vois… il a une jumelle… six avions au sol, en effet… c'est lui le sergent qui avait arrêté le pasteur… sous une carlingue… flagrant délit… ça allait plus… il l'avait déjà pris trois fois !… il s'occupait plus de lui maintenant !… repassé à Hjalmar !… ce sergent aviateur je comprenais ne commandait que par intérim… le Commandant en titre était parti à Berlin… ou Potsdam, chercher des ordres… le sergent essayait de le joindre… toutes les lignes étaient sectionnées… avec ce qui tombait y avait pas à être surpris… une sorte de journal officiel arrivait quand même à Zornhof, à l'aube, le « Communiqué de la Wehrmacht » plus deux trois sérieuses « mises au point »… « Nous reculons sur tous les fronts mais très bientôt notre arme secrète aura anéanti Londres, New York, Moscou. »
Personne faisait plus attention à ces « mises au point »… ni les grivetons, ni les ménagères, ni les prisonniers… le papier seul intéressait, ce papier si rare nous arrivait par cyclistes… déjà quatre avaient disparu, aucune trace !…
A propos, le fourgon cellulaire avait pas non plus beaucoup de chances d'arriver jamais… le pasteur se faisait une raison, Hjalmar de même… en attendant là-haut, aux nuages, c'étaient des sillages de mousse les uns dans les autres, amusants… longs… très longs… et puis brusque ! coupés ! « abstraits » nous dirions… et broum ! cratère sur cratère !… que nous là sur ce terrain à cent kilomètres nous ressentions les rafales de mines… pas du rêve !… j'avais bien fait d'acheter mes cannes… ce magasin maintenant devait être en poudre… qu'était déjà à clairevoie !… question de leur gazette, à propos, où ils l'imprimaient ?… je demande à Kracht…
« Dans un bunker , dix mètres sous terre, au sud de Potsdam !… »
Vraiment, on peut dire des têtus !… mais toujours la question que je me pose : pourquoi il nous avait amenés ?… du moment qu'ils vous invitent à faire un petit tour c'est qu'ils ont une intention… comme l'Harras pour Felixruhe ? qu'est-ce qu'on avait été y foutre ?… je me demande encore… nous étions donc là à admirer le ciel, les mélis-mélos mousse et nuages… brusque il me fait :
« Docteur voulez-vous ? venir avec moi jusqu'aux avions ? vous les voyez ? au bout du terrain… je voudrais vous demander votre avis, pour mon rapport…
— Certainement !… certainement !… »
Mais quel but ?… ce si soudain familier S.S. ? promenade dans les bois ?… m'éloigner des autres ?… le terrain est couvert de cendres… mais tout de même très mou… lui avec ses bottes enfonce encore plus que moi… il a plus de mal à avancer…
Ah nous voici aux avions… six appareils… un là ! il retrousse sa bâche, je vois le triste état !… de ces trous dans l'aile !… les ailes !… des trous tout élargis… rouillés… et les carlingues, et les hélices !… la ferraille ! je le dis à Kracht, y a personne autour… il me répond très franchement…
« Docteur je vais vous dire le pire !… bien pire !… ils n'ont plus de pilotes !… plus d'huile !… plus d'essence !… le dernier pilote est là !… »
Là, il me montre un peu plus loin, un trou… une crevasse dans la piste même… et une queue d'avion qui en sort… dépasse !…
« Le pilote est au fond du trou… le dernier pilote… enterré… les experts devaient venir de Berlin, ils ne sont jamais venus… j'ai fait verser de la chaux vive… c'est tout ce qu'on pouvait faire n'est-ce pas ?… le trou est plein de chaux vive… j'en fais verser chaque semaine… »
Mais les essaims ?… il me montre… à l'intérieur ! dans chaque aile… je vois ! trois… quatre essaims… le pasteur avait raison de chercher… la preuve il avait laissé toutes ses boîtes et son filet à papillons à l'endroit même où le sergent l'avait surpris… mais il n'avait pas pu le garder dans son bout d'abri… pas la place ! il n'avait ni chaîne ni menottes, il l'avait repassé à Hjalmar qui faisait office de prison, en attendant « la cellulaire »… le tout était de s'accommoder de conditions bien difficiles…
« Écoutez Docteur, voilà… je vous ai fait venir pour vous demander un petit service…
— Très heureux Kracht… très heureux !… »
Ah, je me dis, enfin !…
« Un petit service très délicat… assez délicat… vous avez des cigarettes ?…
— Moi non, Kracht !… je ne fume pas… ma femme non plus… mais j'ai la clé de la grande armoire… vous le savez… »
Inutile qu'il m'en dise plus long, ce qu'il veut c'est que je tape dans le stock… je peux pas lui dire non… je peux pas lui dire carrément oui ! il m'avait emmené au bout du terrain pour me tâter le moral… quand vous avez un peu vécu vous connaissez toutes les façons de tous les agents provocateurs… ils commencent toujours leur travail par un petit pastis « cœur ouvert »… après le « cœur ouvert » accré !… le mec se montre ! je revenais jamais du bout du terrain si j'avais dit ce que je pensais…
« Mais certainement mon cher Kracht !… des “Craven” ? “Lucky” ? “Navy” ? »
Je lui faisais l'article…
« Mieux des “Lucky” ! vingt cigarettes… c'est tout !… pas plus !…
— Mais où ?
— Là !… dans mon étui-revolver ! »
Il me montre…
« Je le laisserai exprès dans l'entrée… au portemanteau !… suspendu !… quand nous descendrons… vous savez ?… au mahlzeit ! »
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