Le père disparut dans la cuisine pour chercher le rôti. Sa valise était toujours prête, avec la brosse à dents, le saucisson, la pipe, le roman. Il ne l’avait pas touchée. Il y avait maintenant plus d’un mois que le Débarquement avait eu lieu. Son fils allait arriver d’une minute à l’autre. Le train pour Lyon était à quatorze heures, il le lui avait dit.
*
Le groupe de Key collaborait étroitement avec des SAS qui venaient de se faire parachuter dans la région, avec des jeeps. Tandis que les Américains avançaient sur Rennes, ils sillonnaient les routes la nuit, arrosant d’un déluge de feu les patrouilles allemandes qu’ils croisaient. Key ressentait une grande tension, mais la situation avait changé. Les organisations de résistance se montraient peu à peu à visage découvert ; lui-même ne quittait plus son uniforme. La guerre secrète était pratiquement révolue, mais il fallait se contenter d’accrochages, faire peur, affaiblir. Surtout ne pas tenir tête aux unités allemandes, lourdement équipées et capables de facilement venir à bout de combattants statiques. Dans le Vercors, des Français libres assiégés par des divisions SS avaient été épouvantablement massacrés.
Claude, pleinement conscient lui aussi de la situation, essayait de contenir les ambitions de Trintier et des maquisards, qui projetaient de mener des assauts hasardeux alors que les embuscades devaient être simples et courtes. Lui-même privilégiait les sabotages, y compris sur les axes routiers. Il fallait tenir bon jusqu’au débarquement allié dans le Sud.
Un matin, alors que le curé, couvert de sueur au retour d’un repérage, faisait sa toilette, Trintier vint le trouver. L’opérateur radio avait reçu un message de Londres ; un parachutage de matériel avait été annoncé pour le matin même, et Trintier était parti le récupérer avec quelques-uns de ses hommes. La RAF et l’USAF n’hésitaient plus, à présent, à larguer hommes et matériel en plein jour.
— Comment ça s’est passé ? demanda Claude.
— Très bien. On a reçu le matériel qu’on avait commandé.
— Tout ?
— Armes, munitions… Absolument tout.
— À la bonne heure !
Trintier sourit, espiègle.
— Qu’est-ce qui te fait rire ? interrogea le curé.
— Londres nous a finalement envoyé l’instructeur pour les lanceurs PIAT.
Claude soupira. La demande datait de plus de deux mois ; c’était les aléas de l’organisation de Baker Street. Ils avaient eu le temps d’apprendre tout seuls.
— Et où est-il ce grand malin ?
Trintier l’emmena près d’une baraque où le nouvel arrivant prenait le soleil, la chemise moite collant à son énorme corps.
— Belle région, expliquait l’homme à un jeune combattant intimidé par cet imposant agent des services secrets britanniques.
Claude éclata de rire. Cet homme avait certainement toutes les qualités du monde mais pas celles d’un instructeur PIAT.
— Gros !
Le géant interrompit sa conférence et bondit.
— Cul-Cul !
Ils se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre.
— Mais qu’est-ce que tu fous là ? demanda Claude.
— J’étais au nord, pour le Débarquement, mais maintenant les Américains font du bon boulot. Alors on m’a envoyé ici.
— T’es passé par Londres ? T’as des nouvelles des autres ?
— Non. J’y suis pas retourné depuis février. Ça me manque. Ils m’ont mis directement dans un avion. Un Datoka… Un machin des Amerloques, quoi.
— Un Dakota, corrigea Claude.
— Ouais. Pareil. Ben, ils m’ont embarqué là-haut et ils m’ont jeté ici. Tu sais, Cul, je crois qu’on va la gagner cette guerre.
— J’espère… mais pendant que tout le monde s’amuse au nord, ici on est au courant de rien.
— T’inquiète pas. Les Américains s’apprêtent à débarquer en Provence. Je viens en renfort pour mater les petits Boches. Et je viens faire l’instructeur sur le lanceur antichar, c’était dans mes consignes aussi.
Claude éclata de rire, imaginant les catastrophes qui pouvaient arriver si Gros utilisait un PIAT.
— Tu sais utiliser ça toi ?
— Ben, j’ai appris, figure-toi. Fallait écouter en cours, au lieu de penser au petit Jésus !
— On a eu un cours sur ces engins ?
Gros leva les yeux au ciel, feignant le désespoir.
— Et voilà, tu sèches les cours pour faire de la messe et après t’es perdu ! On a vu ça en Écosse. Heureusement, maintenant, Gros est avec toi.
Et Gros tapota la tête de Claude comme celle d’un enfant.
Gros en était à sa troisième mission d’affilée ; il était fatigué. Il pensait souvent à l’Angleterre, aux écoles du SOE, à ses camarades, tout ce grâce à quoi il existait un peu. Grâce à la guerre il était devenu Gros dit Alain, et non plus Alain dit le gros . Il avait souffert durant les entraînements, plus que les autres, mais il s’était retrouvé au sein d’une famille ; c’était ce qui l’avait fait tenir. Même ses missions pour le SOE n’étaient qu’un moyen de rester parmi eux, sans quoi il aurait renoncé depuis longtemps. Ils étaient tout ce dont il avait toujours rêvé ; des amis fidèles, des frères humains. Longtemps, il avait cru que seuls les chiens pouvaient être fidèles, et puis il y avait eu Pal, Laura, Key, Stanislas, Claude et les autres ; il ne l’avait jamais dit à personne, mais c’est en faisant la guerre qu’il avait trouvé que la vie était belle. Grâce à eux, grâce au SOE, il était devenu quelqu’un. Après le Débarquement, en rejoignant le réseau, en Normandie, il était passé non loin de Caen, tout près de chez lui, de chez ses parents. Il avait eu envie de les revoir, de leur dire combien il s’était accompli. Il était parti de chez lui en qualité de gros lard, et il était aujourd’hui foudre de guerre. Dans les moments les plus euphoriques, il songeait qu’il n’était peut-être pas aussi médiocre que certains l’avaient pensé.
Le soir de son arrivée au maquis, Gros partit avec Claude, Trintier et une poignée d’hommes pour un attentat sur un train de transport de troupes. La nuit tombant tard, ils partirent en plein jour et choisirent un endroit bien à l’abri des arbres pour installer les charges le long des rails. Trintier se chargea de dérouler le câble du détonateur jusque sur une butte proche, derrière laquelle il se tapit ; c’est lui qui déclencherait l’explosion. En amont, un éclaireur et sa corne de brume. Dispersés autour du lieu de l’opération, deux groupes de tireurs, en protection ; l’un d’eux était formé de Gros, Claude et d’une jeune recrue apeurée, tous armés de Sten et de Marlin.
— Pas trop lourd la mitrailleuse ? chuchota Gros au garçon, pour le détendre en engageant la conversation.
— Non, M’sieur.
— Comment tu t’appelles ?
— Guignol. C’est pas mon vrai nom, mais c’est comme ça qu’on m’appelle, par moquerie.
— C’est pas de la moquerie, rétorqua Gros d’un ton savant, c’est un nom de guerre. C’est important un nom de guerre. Tu sais comment on m’appelle moi ? Gros.
Le garçon ne pipa mot. Il écoutait attentivement.
— Eh bien, c’est pas de la moquerie, reprit Gros, c’est une particularité, parce que j’ai une maladie qui me fait comme ça, tu peux pas savoir, t’étais pas à Wanborough Manor avec nous, mais en tout cas, c’est devenu mon nom de guerre.
Dans l’obscurité qui tombait, Claude donna une tape de réprimande à Gros qui venait de divulguer par inadvertance l’un des lieux d’entraînement hautement secrets du SOE. Mais le garçon n’avait rien compris.
— Tu veux du chocolat, petit soldat ? proposa alors le géant.
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