En Normandie et dans les régions alentour, les Résistants constituaient une force de combat à part entière. Key et son groupe disposaient d’une impressionnante quantité de matériel ; ils distribuèrent des vivres et des uniformes parmi la population, créant de petites factions de combattants qu’ils entraînèrent sommairement. La consigne du SOE était de déstabiliser les unités allemandes par des sabotages ou d’incessants accrochages ; il fallait les affaiblir, miner le moral des soldats, puis laisser les armées alliées achever le travail. Ainsi, une méthode de combat efficace consistait à stopper une colonne allemande en déclenchant une fusillade, puis, dès que les véhicules étaient immobilisés et que les soldats se déployaient à l’assaut des résistants, une escadrille de la RAF ou l’US Air Force surgissait soudain des nuages et pilonnait la colonne, lui infligeant souvent de lourdes pertes.
Dans le Sud, les réseaux s’employaient à ralentir la montée des renforts du Reich vers le front, sabotant les lignes téléphoniques, les voies de chemin de fer et les dépôts d’essence, ou provoquant des confrontations directes, attaques et guets-apens. Mais les colonnes allemandes, harcelées par d’insaisissables combattants, laissaient éclater leur fureur sur la population. Le pire s’était produit en juin, quelques jours après le Débarquement. La 2e SS Panzer Division Das Reich , partie de la région de Bordeaux pour rejoindre le front normand, s’arrêta dans le village d’Oradour-sur-Glane, après des accrochages avec les FFI. Les villageois furent rassemblés sur la place du village ; les hommes furent fusillés, les femmes et les enfants enfermés dans l’église et brûlés vifs. Il y eut plus de six cents morts.
*
Claude et Trintier dirigeaient conjointement les opérations. La RAF avait enfin parachuté des armes, du matériel et de la nourriture, mais pas suffisamment. Dans les conteneurs, le SOE avait ajouté des brassards aux couleurs de la France que Claude distribuait aux combattants. Mais qu’importaient les brassards, il fallait plus d’armes. Claude était inquiet ; Londres était obnubilé par le soutien aux réseaux du Nord, le maquis avait essuyé des pertes, et les réserves de munitions fondaient dramatiquement. Pour ne rien arranger, dans l’euphorie de la guerre, les combattants parlaient ouvertement avec les civils ; parfois, ils se montraient dans les villages avec leurs armes et leurs brassards, attirant les regards. Si les Allemands trouvaient le maquis, ils ne pourraient pas tenir ; ils seraient tous massacrés. Les soirs, le curé faisait le point avec Trintier, à l’abri d’une tente.
— On a mal géré notre stock, dit le maquisard, inquiet lui aussi.
— Il faut se montrer plus discrets. Moins de guets-apens, plus de sabotages… il faut tenir bon jusqu’au prochain ravitaillement. Ah, si Pal était venu mettre de l’ordre dans tout ça…
— Tu connais Pal ? demanda alors Trintier.
Claude le dévisagea, stupéfait.
— Évidemment que je le connaissais… Mais…
— Connaissais ? le coupa Trintier. Il est mort ?
— Oui. En octobre.
— Merde. Désolé, vieux. On en savait rien, ici…
Claude se dressa, tremblant presque. Si lui-même se trouvait dans ce maquis, c’est parce que Pal ne s’y était jamais rendu.
— Nom de Dieu ! Mais comment est-ce que tu connais Pal ? demanda le curé.
— Connaître est un grand mot. À la fin septembre, septembre dernier, on m’avait envoyé un agent pour renforcer et former le maquis. C’était lui. Pal. Un chic type. Mais il n’est resté qu’une nuit. On l’a réceptionné, tout comme il faut, et puis, le lendemain de son parachutage, il est reparti.
Claude se frappa le front, effaré ; Pal était donc passé par le maquis avant Paris ! Londres n’en savait rien : lors de sa préparation à Portman Square, on lui avait dit que Pal n’était jamais venu ici. Voilà qui levait une zone d’ombre : à l’époque, il n’y avait pas d’opérateur radio au maquis, et par conséquent le SOE ignorait ce qui s’était passé après le parachutage ; Stanislas avait émis l’hypothèse que Pal avait peut-être manqué le comité de réception et s’était replié sur Paris. Mais apparemment, il n’en était rien.
— Mais alors tu l’as vu ? s’enquit Claude. Je veux dire : vraiment vu, tu es sûr que c’était lui.
— En tout cas il s’appelait Pal. Pour sûr. Mais peut-être que c’est un autre que le tien ? Quoique, c’est pas un nom très commun. Un jeune gars, ton âge, quelques années de plus. Bel homme. Vif.
— Ça ne peut être que lui. Il a donc bel et bien été réceptionné…
— Comme je te dis. J’y étais, avec quelques autres gars à moi. À peine atterri, il voulait déjà repartir. Il voulait aller à Paris.
Claude soupira, perdu.
— Pourquoi diable à Paris ?
— Pas la moindre idée. Il a dit qu’il soupçonnait d’être suivi, qu’il se sentait pas en sécurité, ou quelque chose comme ça. En tout cas, il a demandé à être dirigé vers Paris. Le lendemain, je l’ai fait passer par Nice, et il a pris le train, je crois. Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— Capturé. Mais personne ne sait comment. Le SOE le parachute dans le Sud, et quelques jours après il est pris… À Paris… Mais attends… Tu es sûr qu’il a parlé de Paris ?
— Oui.
— Certain ?
— Tout à fait certain. Il voulait aller à Paris.
Claude était perplexe : cela n’avait pas de sens. Pourquoi Pal, s’il se sentait menacé en arrivant dans le maquis, avait-il précisé l’endroit où il voulait se mettre en sécurité ? Et qu’est-ce qui n’était pas sûr ? Le maquis ? Si tel était le cas, il aurait dû parler de Paris et s’arrêter à Lyon, ou n’importe où ailleurs, pour brouiller les pistes. Les pensées s’accélérèrent dans sa tête : y avait-il un traître dans le maquis qui avait provoqué la perte de Pal ? Pas Trintier, en tout cas, il avait toute confiance en lui.
— Qui d’autre savait que Pal voulait aller à Paris ?
Trintier réfléchit un instant.
— On était quatre dans le comité de réception, lorsqu’il a été parachuté. Mais seul Robert savait pour Paris. C’est lui qui l’a conduit à Nice, d’ailleurs.
— Robert… répéta Claude. Qui étaient les autres ?
— Aymon et Donnier.
Le curé nota les noms sur un morceau de papier.
*
Elle le berçait, doucement, dans le grand salon de la maison de Chelsea. C’était le milieu de la nuit, une nuit de la fin juin ; tout était calme, il n’y avait plus eu de bombe depuis l’après-midi. Les fenêtres ouvertes laissaient entrer la douceur de l’été et l’odeur des tilleuls de la rue. Elle trouvait qu’elle avait le plus beau garçon du monde ; elle l’avait appelé Philippe.
Depuis la naissance de son fils, elle ne pleurait plus, mais ses insomnies n’avaient pas cessé. Il y avait des heures qu’elle le contemplait, perdue dans ses réflexions. Comment allait-elle l’élever, seule ? Et comment grandirait-il sans père ? Elle laissa ses pensées divaguer un peu. Pas trop. Elle avait un fils, c’était le plus important ; il fallait être heureuse à présent.
France Doyle descendit de sa chambre pour rejoindre sa fille.
— Tu ne dors pas ?
— J’ai pas sommeil.
À l’initiative de sa mère, Laura s’était installée à Chelsea, pour se reposer. Richard n’en pensait rien. Mais il était grand-père, c’était important d’être grand-père.
— Tu nous as fait un bel enfant, chuchota France.
Laura hocha la tête.
— Pal pourrait être fier.
Il y eut un long silence ; l’enfant se réveilla brièvement et s’endormit à nouveau.
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