Les états-majors alliés comptaient sur la Résistance, mais ils ne savaient pas dans quelle mesure les réseaux seraient efficaces. Ceux du Sud étaient particulièrement bien organisés ; depuis les maquis, ils infligeaient déjà des pertes humiliantes aux Allemands. Pour l’ensemble de la France (Sections F et RF), le SOE, qui avait livré les armes et suivi les réseaux par l’intermédiaire de ses agents — et parfois même formé certains responsables de groupes résistants dans les différentes écoles du Service —, estimait à plus de cent mille le nombre de combattants clandestins qu’il pouvait actionner en France.
Souvent, à Baker Street, Stanislas descendait dans les bureaux du Chiffre de la Section F ; il allait observer Laura, en secret. Il la regardait s’affairer, sans qu’elle le vît, absorbée par son travail. Stanislas trouvait que son deuil l’avait rendue plus belle encore. Son ventre était bien rond à présent, elle était enceinte de six mois. Une fois, il l’avait accompagnée chez le médecin ; la mère et l’enfant se portaient bien. La naissance était prévue pour début juillet.
Stanislas veillait sur Laura, inlassablement. Il n’y avait plus que lui et Doff à Londres, et il arrivait à présent que Doff dût s’absenter de la capitale. Alors, tous les soirs, Stanislas rentrait avec Laura de Baker Street jusqu’à Bloomsbury. Et s’il avait des réunions qui devaient se poursuivre tard, il s’interrompait le temps de l’aller-retour et revenait au quartier général après l’avoir raccompagnée, sans que celle-ci ne se doute qu’il n’avait pas terminé sa journée. Souvent ils dînaient ensemble, à Bloomsbury, au restaurant, ou parfois à l’appartement de Knightsbridge. Stanislas lui proposait alors de passer la nuit chez lui, il y avait de la place, mais elle refusait toujours : elle devait apprendre à vivre seule, puisque tel était son destin. Car malgré tous les efforts que Stanislas et Doff déployaient, ils ne pouvaient rien contre le désarroi qui accablait Laura.
Pal était mort depuis cinq mois ; elle pleurait toujours, toutes les nuits. Elle pleurait un peu moins et dormait un peu plus, mais elle pleurait toujours ; à présent que l’appartement de Bloomsbury était désert, elle n’avait plus à se préoccuper qu’on l’entende. Elle pleurait dans le salon, serrant contre elle le roman que Pal lui avait lu à Lochailort et qu’elle avait retrouvé dans sa chambre ; elle ne l’ouvrait pas, elle ne l’ouvrirait plus, elle n’en avait plus la force, mais le serrer contre elle la réconfortait. Elle en respirait la couverture et elle se souvenait des mots. Elle se souvenait de Pal qui lui lisait, elle se souvenait d’eux. Elle se souvenait de la plupart de leurs moments heureux, avec précision et force détails. Parfois aussi, elle rêvait à ce qu’ils seraient devenus ; à l’Amérique, à Boston, à leur maison et à leur enfant ; elle pouvait se promener dans les pièces, humer le joli jardinet. Pal était là, il y avait son père aussi ; il lui avait tant parlé de son père. Dans la maison d’Amérique, il y avait une chambre pour le père.
Dans les nuits anglaises, pendant que Laura pleurait son désespoir, terrée dans son salon, Adolf « Doff » Stein, dans le sud du pays, traquait les derniers agents infiltrés de l’Abwehr Gruppe II, à la recherche des bases alliées de l’opération Overlord. À la fenêtre de sa chambre d’hôtel, il se demandait ce qui arriverait à son peuple de misère. Qu’allaient-ils devenir et qu’allait devenir le monde ?
Au même moment, à Knightsbridge, s’il était rentré chez lui, ou dans son bureau de Baker Street, s’il s’apprêtait à travailler toute la nuit, Stanislas pensait à Claude et Gros, ses deux fils sur le terrain en France, et il priait pour qu’ils survivent.
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Les semaines s’écoulèrent. Ce fut avril, puis mai. Le lancement d’Overlord fut repoussé au 5 juin, pour laisser un mois supplémentaire à la fabrication de barges de débarquement. Le SOE en profita pour achever de préparer les réseaux : les opérations conjointes de la RAF et de l’US Air Force, en soutien au SOE en France, ne connurent plus de répit. Les envois de matériel et d’agents étaient devenus une mécanique bien huilée, presque routinière. Pour le seul second trimestre de 1944, on allait approcher les deux mille sorties aériennes. Key, Rear et d’autres agents de groupes interalliés, leurs entraînements achevés, attendaient impatiemment de partir en France, rongeant leur frein dans les maisons de transit du Service.
Le 6 juin 1944, avec un jour de retard en raison des conditions météo, les Alliés lancèrent l’opération Overlord, qu’ils préparaient depuis dix mois. Radio-Londres émit sans interruption des messages à l’intention des réseaux pour qu’ils entrent en action. Dans l’obscurité de l’aube, le cœur battant, Gros et Claude, chacun à une extrémité du pays, se lancèrent dans la bataille avec leurs compatriotes, la Sten en bandoulière. Ils avaient peur.
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En préambule au Débarquement, le groupe SOE/SO avait lancé ses troupes dans la guerre. Rear fut envoyé dans le Centre. Key fut parachuté avec des agents de l’OSS en Bretagne. Ils étaient en uniformes. C’était une étrange impression, après deux ans de clandestinité, de porter soudain un uniforme de l’armée britannique. Le commando, très entraîné, devait progresser rapidement ; ils étaient chargés de neutraliser les installations de la Luftwaffe dans la région.
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La Résistance, galvanisée par la bataille proche, s’enflamma. Et tandis que les armées britannique, américaine et canadienne s’apprêtaient à déverser un million de soldats sur les plages de Normandie, tandis que le SAS britannique, finalement préféré au SOE pour faire tourner la tête du Renseignement allemand, parachutait des centaines de soldats en chiffon là où n’aurait pas lieu le Débarquement, les réseaux, aux abords des villes ou depuis les maquis, sabotèrent les lignes de chemins de fer pour empêcher les troupes allemandes de se déplacer dans le pays.
Dans le bureau de Kunszer, la radio hurlait. Il était calme. Dans les couloirs, il entendait l’effervescence ; la panique envahissait le Lutetia. L’assaut sur la France était donné.
Il avait peur. Mais il y avait longtemps maintenant qu’il se préparait à avoir peur. Il descendit chercher du champagne dans les cuisines de l’hôtel, puis il se rendit rue du Bac.
*
Le soir était tombé sur Londres. Les plages de Normandie connaissaient d’intenses combats. Sur les ondes, la BBC diffusait l’appel du général de Gaulle à la Résistance. Au même moment, au St Thomas Hospital, dans le quartier de Westminster, avec quelques semaines d’avance, Laura était en train de donner naissance à son enfant. Dans la salle d’accouchement, sa mère était à ses côtés ; dans le couloir, Richard Doyle faisait les cent pas.
Tous les quarts d’heure, une infirmière venait chercher France Doyle ; le téléphone. C’était Stanislas, à Baker Street, aussi anxieux de l’issue de l’accouchement que de celle d’Overlord.
— Tout va bien ? demandait-il sans cesse à France.
— Rassurez-vous, tout se passe très bien.
Stanislas soupirait. Au septième appel, elle put le rassurer définitivement.
— C’est un garçon, lui dit-elle.
À l’autre bout du combiné, le vieux Stanislas était trop ému pour parler. Il était un peu grand-père.
Le Débarquement embrasa la France ; les réseaux se montraient bien plus efficaces que ce que les états-majors alliés avaient prévu : les réseaux du SOE, guidés par Londres, les réseaux de la France libre, guidés par Alger, mais aussi tous les civils qui prenaient part à l’effort de guerre par des actes de sabotage spontanés à travers tout le pays.
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