Malgré cet épisode, ils s’étaient entraînés durement, comme ils l’avaient toujours fait, hantant les pistes et les hangars. L’école de Ringway n’en faisait certes pas des experts en parachutisme, d’où le système d’ouverture automatique. Mais ils devaient être prêts à sauter dans des conditions difficiles, à basse altitude et de nuit. Le plus important était de réussir son atterrissage, jambes pliées et serrées, bras le long du corps, en effectuant un roulé-boulé simple, mais qu’il ne fallait pas rater sous peine de se rompre les os. Ils s’étaient exercés d’abord au sol, puis à des petites hauteurs, sur une chaise, un escabeau et, dernière étape, une échelle. Depuis l’échelle, Claude avait hurlé à chaque fois qu’il s’était élancé. Entre les exercices de saut, il y avait eu des exercices physiques pour ne rien perdre de l’instruction écossaise, la découverte du matériel aéronautique, et surtout la rencontre avec les avions : les bombardiers Whitley, qui les largueraient au-dessus de la France, et les Westland Lysander, des petits avions de quatre places, sans armement mais capables d’atterrir et de décoller sur de très courtes distances, et qui viendraient les récupérer sur le terrain en fin de mission, au nez et à la barbe des Allemands. Pendant la visite des appareils au sol, les stagiaires, heureux comme des enfants, s’étaient installés dans les cockpits pour jouer avec les instruments de bord. Stanislas avait essayé sans succès d’initier ses camarades au maniement des commandes, mais tous se bornaient à appuyer, au hasard, sur tous les boutons, tandis que Gros et Frank s’époumonaient dans les casques-micros. L’instructeur, impuissant et dépité, était resté sur le tarmac, ne pouvant que constater la débandade. À côté de lui, Claude, inquiet, avait demandé s’il y avait un risque quelconque que l’un de ses camarades, dans l’agitation, largue une bombe de plusieurs tonnes à même la piste.
Le SOE se refusait à faire habiter ses recrues à Ringway où s’entraînaient en même temps qu’eux des soldats de l’armée britannique, commandos parachutistes et troupes aéroportées : une trop grande promiscuité, même avec des militaires, était jugée dangereuse pour de futurs agents secrets. Les différentes sections étaient donc toutes logées à Dunham Lodge, dans le Cheshire, et les stagiaires faisaient quotidiennement le trajet jusqu’à la base en camionnette. Ainsi avaient-ils repéré un pub, sur la route de Ringway, et comme au terme de leur première semaine ils avaient obtenu une permission de quelques heures, ils s’y étaient tous rendus. À peine entrés dans l’établissement, ils s’étaient bruyamment éparpillés entre les cibles des fléchettes et les tables de billard, mais Gros était resté planté sur le parquet collant, paralysé, subjugué : il venait de voir, juste derrière le comptoir, celle qu’il considérait être la femme la plus extraordinaire du monde. Il l’avait contemplée pendant de longues minutes, et il avait été irradié par un soudain bonheur qu’il ne s’expliquait pas : il l’aimait. Sans l’avoir vue plus de quelques instants, il l’aimait. Alors, timidement, il s’était installé au comptoir et il l’avait admirée encore, cette brune menue qui distribuait des pintes de bière avec une grâce infinie. Il devinait, sous son chemisier serré, sa taille de guêpe et son corps fin ; il aurait voulu la serrer contre lui, et inconsciemment, sur son tabouret, il s’était enlacé lui-même, retenant son souffle pendant de longues minutes. Puis il s’était mis à commander des bières, des quantités de bières, balbutiant dans son anglais pitoyable, juste pour qu’elle lui prête attention, et il avait bu chaque chope d’un trait, pour vite en commander une autre. À ce rythme, il n’avait pas fallu longtemps pour que Gros fût complètement ivre, et sa vessie sur le point d’exploser. Il avait convoqué Key, Pal et Aimé pour une réunion de crise dans les toilettes du pub.
— Mais, nom de Dieu, dans quel état tu t’es mis, Gros ! s’était d’abord emporté Key. Si le Lieutenant te voit comme ça, c’en est fini des permissions !
Key n’avait pu s’empêcher ensuite d’éclater de rire, devant le spectacle de Gros saoul. Les yeux plissés comme ceux d’un myope sans lunettes, il toisait ses camarades, vacillant légèrement, s’agrippant aux parois sales des toilettes, cherchant son équilibre car la tête lui tournait ; comme il s’embrouillait dans ses mots, il agitait les mains pour mieux expliquer aux autres, mais c’était son immense corps tout entier qui bougeait. Il balançait sa tête d’avant en arrière, déployant son énorme menton, agitant ses cheveux trop longs, avec des allures comiques, parlant trop fort et sur un ton à la fois sérieux et monocorde.
— Je suis mal, camarades, avait-il fini par déclarer.
— Ça, on voit, avait répondu Aimé.
— Non… Mal d’amour. C’est à cause de la fille du bar. (Il détacha les syllabes.) La-fille-du-bar.
— Quoi, la fille du bar ?
— Je l’aime.
— Comment ça, tu l’aimes ?
— Je l’aime d’amour.
Ils avaient ri. Même Pal, qui connaissait pourtant l’amour soudain. Ils avaient ri parce que Gros ne savait pas aimer ; il parlait des filles, des putes, de ce qu’il connaissait. Mais l’amour, il ne savait pas.
— T’as trop bu, Gros, lui avait dit Aimé en lui tapant sur l’épaule. On ne peut pas aimer quelqu’un qu’on ne connaît pas. Même les gens qu’on connaît bien, on a parfois de la peine à les aimer.
Ils avaient ri, et ils avaient ramené Gros à Dunham Lodge, pour le faire dessoûler. Mais le lendemain, dégrisé, Gros n’avait rien oublié de son amour ; et alors que les stagiaires effectuaient leur premier saut depuis un bombardier Whitley, et que tous se tordaient de peur, repensant aux sacs de terre, il n’avait pensé qu’à elle. Emmitouflé dans sa combinaison verte, casque sur la tête et lunettes vissées sur les yeux, le géant, planant au-dessus de l’Angleterre, avait l’esprit complètement chaviré.
Depuis ce premier saut, Gros avait décidé de prendre sa vie en main. Il y avait à présent trois nuits qu’il s’enfuyait de Dunham Lodge dans le plus grand secret, violant la loi militaire, pour retrouver celle qu’il aimait. Il quittait le dortoir à pas feutrés : si un camarade s’inquiétait de le voir se lever, il prétextait des maux de ventre et quelques mauvais vents à aller éparpiller dans les couloirs, et le camarade, somnolent, plein de gratitude, se rendormait aussitôt. Et Gros se faufilait dehors ; dans l’obscurité du black-out, il s’en allait sur la petite route déserte qui menait jusqu’au pub, le cœur battant et courant vers son destin. Il courait comme un dératé, puis il marchait en s’épongeant le front car il ne voulait pas qu’elle le voie transpirer, puis il courait encore, car il ne voulait pas perdre une seconde de plus sans la voir.
Lorsqu’il entrait dans le pub, son cœur explosait de trac et d’amour. Il se donnait des airs décontractés, puis cherchait l’aimée du regard dans la foule des anonymes. Lorsqu’il la voyait enfin, son cœur explosait de bonheur. Il s’installait au comptoir, et attendait qu’elle vienne le servir.
Il préparait ses mots, mais il n’osait pas parler, parce qu’elle l’intimidait et parce que son anglais était incompréhensible. Alors il commandait sans cesse, juste pour avoir l’illusion d’un échange, et toute sa solde y passait. Il ne voulait rien savoir d’elle, car, tant qu’il ne saurait rien, elle resterait la femme la plus extraordinaire du monde. Il pouvait tout imaginer d’elle : sa douceur, sa gentillesse, ses passions. Elle était exquise, charmante, drôle, délicieuse, sans le moindre défaut, absolument parfaite. Ils avaient d’ailleurs les mêmes goûts, les mêmes envies ; elle était la femme de ses rêves. Oui, tant qu’ils ne se connaissaient pas, il pouvait tout imaginer : elle le trouvait beau, spirituel, courageux et plein de talent. Elle l’attendait tous les soirs et s’il tardait un peu elle désespérait qu’il vienne.
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