Cette nuit-là, Pal et Gros se rendirent ensemble au pub. Ils s’assirent à une même table et Pal regarda Gros aimer. Il contempla ses manières amoureuses, ses yeux qui s’illuminèrent lorsqu’elle vint prendre leur commande, ses balbutiements, puis son sourire car elle lui avait prêté attention.
— Vous parlez un peu ? demanda Pal.
— Jamais, camarade. Jamais. Surtout pas.
— Pourquoi ?
— Comme ça, je peux croire qu’elle m’aime.
— Peut-être que c’est le cas.
— Je suis pas complètement demeuré, Pal. Regarde-la bien, regarde-moi bien. Les types comme moi sont destinés à être seuls.
— Dis pas des conneries pareilles, merde.
— T’inquiète pas pour moi. Mais c’est pour ça que je veux vivre dans l’illusion.
— L’illusion ?
— L’illusion du rêve, quoi. Le rêve, ça maintient en vie n’importe qui. Ceux qui rêvent ne meurent pas car ils ne désespèrent jamais. Rêver, c’est espérer. Grenouille est mort parce qu’il avait plus le moindre rêve.
— Dis pas ça, paix à son âme.
— Paix dans son âme si tu veux, mais c’est vrai. Le jour où tu rêves plus, c’est que soit t’es le plus heureux des hommes, soit tu peux te foutre un canon dans la bouche. Tu crois quoi ? Que je trouve drôle de crever comme un chien en allant me battre avec les Rosbifs ?
— On se bat pour la liberté.
— Et voilà ! Pif pouf ! La liberté ! Mais la liberté, c’est du rêve, camarade ! Encore du rêve ! On est jamais vraiment libre !
— Alors pourquoi tu es ici ?
— Pour être franc, j’en sais rien. Mais je sais que je vis parce que je rêve tous les jours, je rêve de ma serveuse, et qu’on soit bien ensemble. De venir la retrouver pendant les permissions, de nous écrire des petites lettres d’amour. Et quand la guerre sera finie, on fera notre mariage. Et je serai tellement heureux.
Pal dévisagea le fugueur, attendri. Il ignorait ce qu’il leur arriverait, à eux tous, petit groupe de courageux, mais il savait, conquis, que Gros le gros vivrait. Car jamais il n’avait vu quelqu’un être capable d’éprouver autant d’amour.
*
Pal promit de protéger précieusement le secret de Gros et durant les nuits qui suivirent, il fit semblant de ne pas remarquer son camarade qui s’enfuyait. Mais l’entraînement à Ringway touchait déjà à sa fin : c’était le stage le plus bref de la formation, pour éviter un trop grand risque d’accidents, statistiquement inévitables. Il ne restait plus que deux jours et deux nuits, lorsque Pal demanda à Gros s’il avait pu parler à sa serveuse.
— Nan, pas encore, répondit le géant.
— Il te reste deux jours.
— Je sais, je vais lui parler ce soir. Ce soir, c’est le grand soir…
Mais ce soir-là, les stagiaires durent rester à la base où ils se virent dispenser un cours sur les conteneurs qui seraient parachutés en même temps qu’eux. Ils rentrèrent trop tard à Dunham Lodge pour que Gros ait l’occasion de s’enfuir.
Le lendemain, au désespoir de Gros, les stagiaires durent à nouveau rester à Ringway pour un ultime saut en conditions nocturnes. Les stagiaires effectuèrent cet exercice le cœur battant : ils savaient que, bientôt, ils feraient ce saut pour de bon, au-dessus de la France. Seul Gros s’en fichait éperdument : à nouveau, ils rentreraient trop tard, il ne pourrait pas s’évader ce soir. Il ne la reverrait plus. Et harnaché dans sa combinaison, traversant le ciel, il hurlait : « Saut de merde ! École de merde ! Tous des cons ! » De retour à Dunham Lodge, Gros, malheureux et dépité, monta directement dans les dortoirs pour se coucher. Tout était fini. Il ne remarqua pas que Pal avait réuni le reste des stagiaires. Il leur révéla les fugues amoureuses de Gros, et tous convinrent que ce serait une tragédie s’il ne parlait pas au moins une fois à sa serveuse avant de partir. Et ils décidèrent que dès que le lieutenant Peter serait couché, ils iraient tous au pub.
Les onze silhouettes rampaient dans la nuit. Dans les lits, des coussins les remplaçaient. Ils étaient juste devant Dunham Lodge.
— On prend une bagnole, chuchota Faron.
Key acquiesça, Aimé rit en silence et Claude, blême, se signa : pourquoi diable s’était-il laissé entraîner dans cette aventure ?
Sans un bruit, bien qu’excités par leur petite désertion, ils s’entassèrent à bord d’un véhicule militaire. Faron s’installa au volant ; les clés étaient comme toujours derrière le pare-soleil. Il se hâta de démarrer avant qu’on ne les remarque, et ils disparurent sur la petite route déserte que Gros connaissait par cœur.
Dès qu’ils furent éloignés de Dunham Lodge, l’habitacle fut envahi par un vacarme gaillard.
— C’est formidable ce que vous me faites, hurla Gros, plein d’amour, à ses camarades.
— C’est formidable que tu te sois trouvé cette petite, répondit Jos.
— Ce qui serait formidable, c’est de ne pas se faire gauler ! gémit Claude qui avait des crampes à l’estomac.
Gros guida Faron, et bientôt ils arrivèrent. Ils se garèrent devant le pub. Gros avait le cœur battant. Les autres stagiaires, déjà enchantés par cette excursion, regrettaient de ne pas avoir pris cette initiative plus tôt. Ils entrèrent en cortège, comme une fanfare joyeuse, et ils s’installèrent autour d’une même table tandis que Gros s’assit au bar, sentant les dix regards braqués sur son dos. Quand il se retournait, ils lui faisaient des petits signes d’encouragement.
Scrutant la salle, Gros ne vit d’abord pas son aimée. Il s’efforça de ne rien dévoiler de l’inquiétude qui le tourmentait déjà : et si elle ne venait pas ce soir ?
Autour de la table, les stagiaires observaient attentivement.
— Elle est où ? demanda Frank, impatient.
— Je la vois pas, répondit Pal.
— Et il fait ça tous les soirs ? interrogea Aimé, encore tout étonné de cette histoire.
— Tous les soirs.
— Et dire qu’on n’a rien remarqué…
Ils poursuivirent leur affût en silence. Elle ne se montrait toujours pas.
Accoudé au comptoir, Gros, pour se donner du courage, commanda une bière, puis une autre, et une troisième. Il ne se passait rien ; elle n’était pas là. Finalement, Aimé vint vers lui, ambassadeur de la délégation qui trépignait.
— Alors, elle est où ta gamine ? demanda-t-il.
Gros haussa les épaules ; il n’en savait rien. Il tourna la tête en tous sens dans l’espoir de l’apercevoir dans la brume des cigarettes, mais en vain. Il sentit des gouttes de sueur perler sur son front, il les essuya rapidement du revers de sa manche et serra les poings. Ne pas désespérer.
Un quart d’heure plus tard, Key et Stanislas vinrent s’asseoir avec lui pour l’aider à patienter, puis ils proposèrent de la chercher dans la foule des clients.
— Dis-nous comment elle est, on va te la trouver.
— Elle est pas là, pas là du tout, gémit Gros.
Son visage se décomposait.
Après une demi-heure, ce fut au tour de Claude de venir lui remonter le moral :
— Grouille-toi de la trouver, Gros, si on rentre pas vite, on va se faire piquer.
Après une heure, comme il ne se passait toujours rien, les camarades se dispersèrent, las : certains restèrent à la table pour jouer aux cartes, d’autres se défièrent au billard et aux fléchettes. Pal s’inquiéta du sort de Gros.
— Je comprends pas, Pal. Elle est pas là. Elle est toujours là en principe !
Une heure encore s’écoula, puis une autre. Il fallait se rendre à l’évidence : elle ne viendrait pas. Gros s’accrochait au bar, s’accrochait à son espoir, mais en voyant Key, Frank, Stanislas et Aimé s’approcher de lui, il se laissa envahir par une terrible tristesse : c’était le moment de rentrer au Lodge.
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