— De Paris, Madame.
Elle s’émerveilla.
— Ah ! Paris… Et quelles sont les nouvelles de Paris ?
— Paris va bien, Madame.
Elle se pinça les lèvres, remords nostalgiques, et ils songèrent tous deux que si Paris allait si bien, Pal ne serait certainement pas là.
France Doyle observa le jeune homme. Il devait avoir l’âge de sa fille, il était beau, un peu maigre, mais on devinait qu’il était musclé. Laura et Pal s’entretenaient avec Richard ; elle n’écoutait plus, elle se contentait de regarder, perdue dans ses propres pensées. Elle perçut quelques bribes du mauvais anglais du visiteur ; elle aimait sa façon de parler, polie, intelligente. Et elle ne douta pas une seconde que sa fille en pinçait pour ce garçon ; elle connaissait bien sa fille. Elle regarda Pal encore, il avait des marques sur les mains, sur le cou. Des écorchures, des marques de guerre. Ni lui, ni sa fille n’étaient à Southampton. Elle le savait, une intuition de mère. Mais où servaient-ils alors ? Pourquoi sa propre fille lui avait-elle menti ? Et, pour chasser son inquiétude, elle appela la bonne pour qu’elle prépare les chambres.
Ce fut une belle journée. Laura emmena Pal à travers Chelsea, et comme le soleil persistait, radieux, ils prirent le métro jusqu’au centre-ville. Ils se promenèrent dans Hyde Park, au milieu de nuées de promeneurs, de rêveurs, et d’enfants. Ils croisèrent la route de quelques écureuils défiant l’hiver, et des poules d’eau près des étangs. Ils déjeunèrent de tartes salées dans une brasserie des bords de la Tamise, puis flânèrent jusqu’à Trafalgar Square, puis, sans se concerter, jusqu’à Northumberland House. Là où tout avait commencé.
De retour chez les Doyle, à la fin de l’après-midi, Pal fut installé dans une jolie chambre du deuxième étage ; il y avait longtemps qu’il n’avait pas eu droit à l’intimité d’une pièce pour lui seul. Il se prélassa un moment sur le lit moelleux et prit ensuite un bain brûlant, se libérant de la crasse du Surrey et de l’Écosse ; dans le miroir de la salle de bains, il contempla longuement son corps, couvert de plaies et de bosses. Puis, séché, rasé, coiffé, mais resté torse nu, il se laissa aller à quelques déambulations dans la chambre tiède, enfonçant ses pieds nus dans l’épaisse moquette. Et il s’arrêta à la fenêtre pour contempler le monde. La nuit tombait à présent, et ce crépuscule-là ressemblait à s’y méprendre à l’aube du matin même, baignant les rues et les jolies maisons calmes dans une atmosphère bleu foncé. Il regarda les jardinets balayés par le vent qui s’était levé, et les grands arbres dénudés de l’avenue animés en cadence par les rafales. Il souffla contre le carreau froid et, dans le cercle de buée, inscrivit le nom de son père ; c’était janvier, le mois de son anniversaire. Ah, comme son père allait être seul, comme il devait se sentir triste et délaissé ! Ils étaient une toute petite famille, et Pal l’avait brisée.
Laura entra dans la chambre sans un bruit, et le fils malheureux ne s’en aperçut que lorsqu’elle posa les mains sur ses côtes marquées d’hématomes.
— Que fais-tu ? interrogea-t-elle, intriguée de le voir à moitié nu à la fenêtre.
— Je pensais.
Elle sourit.
— Tu sais ce que dirait Gros, hein ?
Il secoua la tête, amusé, et ils déclamèrent ensemble, imitant le ton saccadé et mélancolique de leur compagnon : « Pense pas à des choses mauvaises… » Ils rirent.
Laura avait apporté une petite boîte de fard et en appliqua quelques touches sur le visage de Pal, persévérant dans sa manigance qui ne trompait personne. Il la laissa faire, trop heureux qu’elle touche son visage. Elle s’était si élégamment apprêtée, légèrement maquillée, vêtue d’une jupe vert pomme, des perles de nacre aux oreilles. Tellement jolie.
Pal s’étant retourné, elle remarqua la longue cicatrice qui marquait sa poitrine, à l’endroit du cœur.
— Qu’est-ce que tu t’es fait ?
— Rien.
Elle posa sa main sur la cicatrice. Elle aimait décidément ce garçon, mais elle n’oserait jamais le lui avouer. Ils avaient certes passé beaucoup de temps ensemble, durant le stage écossais, mais il avait toujours l’air si sérieux, si préoccupé par les affaires du monde, il n’avait sans doute pas remarqué comme elle le regardait. Elle parcourut la cicatrice du bout du doigt.
— Tu n’as pas pu te faire une marque pareille durant les entraînements.
— Ça date d’avant.
Laura n’insista pas.
— Enfile une chemise, le dîner est prêt.
Elle sortit de la chambre en offrant un sourire à son Français.
*
Pal vécut à Londres une semaine merveilleuse. Laura lui fit visiter la ville. Bien qu’il y eût passé plusieurs semaines au moment de son recrutement, Londres lui était inconnue. Laura lui montra toutes les blessures du Blitz et les quartiers de cendres ; les bombardements avaient causé d’énormes dégâts, même Buckingham Palace avait été touché, et pendant que la Luftwaffe pilonnait la ville, les Anglais avaient parfois été obligés de se terrer dans le métro. C’est ce qui avait décidé Laura à rejoindre le SOE. Laissant de côté la guerre et ses stigmates, ils allèrent au cinéma, au théâtre, dans les musées. Ils allèrent au zoo royal ; ils lancèrent du pain rassis aux grandes girafes et saluèrent les vieux lions, seigneurs misérables dans leurs cages. Une après-midi, au hasard d’une rue, ils croisèrent deux agents autrichiens, rencontrés à Arisaig House. Parfois Pal se demandait ce que ses amis de Paris étaient devenus : ils étudiaient sûrement, ils se destinaient à être professeur, médecin, ingénieur, courtier, avocat. Lequel d’entre eux pouvait imaginer ce qu’il était en train de faire ?
La veille du départ, Pal se reposait dans sa chambre, seul, allongé sur le lit. France Doyle frappa à la porte et entra, un plateau dans les mains, sur lequel étaient une théière et deux tasses. Pal se leva poliment.
— Alors vous partez demain, hein ? soupira France.
Sa voix avait les mêmes intonations de voix que celle de Laura. Elle s’assit sur le lit, à côté de Pal. Le plateau sur les genoux, elle remplit les tasses en silence. Elle lui en tendit une.
— Qu’est-ce qui se passe vraiment ?
— Je vous demande pardon ?
— Vous savez très bien de quoi je parle.
Elle dévisagea le jeune homme.
— Vous n’êtes pas basés à Southampton.
— Si, Madame.
— Quelle base ?
Pal, surpris par la question, resta d’abord muet. Il ne s’était pas préparé à ce qu’on l’interroge sans Laura ; si elle avait été là, elle aurait su quoi dire. Il essaya de se rattraper, mais l’hésitation avait été trop marquée ; inventer un nom ne servait plus à rien.
— Quelle importance, Madame. Les gradés n’aiment pas qu’on donne des informations sur la base.
— Je sais que vous n’êtes pas à Southampton.
Un long silence envahit la chambre. Pas un silence de gêne, un silence de confidence.
— Que savez-vous au juste ?
— Rien. Mais j’ai vu les marques sur vos corps. Je sens que Laura a changé. Pas en mal, au contraire… Je sais qu’elle n’est pas à la FANY, à transporter des caisses de choux. Transporter des légumes ne vous change pas ainsi en deux mois.
Silence encore. France continua :
— J’ai tellement peur, Pal. Pour elle, pour vous. Je dois savoir.
— Ça ne vous apaisera pas.
— Je m’en doute. Mais au moins, je saurai pourquoi je m’inquiète.
Pal la regarda. Il vit en elle son père. Si elle avait été son père, et qu’il avait été Laura, il aurait voulu qu’elle lui dise. C’était insupportable pour lui que son père ne sache rien. Comme s’il n’existait plus.
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